La plus grande des surprises d'octobre* : un crash du monde capitaliste

Communiqué n°32 - Août 2014

Loren Goldner - Octobre 2008

Il y aura des périodes de 30 ans qui sembleront ne compter que pour une seule journée, et quelques jours qui auront l’importance de 30 ans.

(vieille maxime marxiste)

(Note : Pour éviter de réinventer la roue, et sous la pression des événements historiques récents, j'ai utilisé des fragments d'autres textes que j'ai écrits ces dernières années, lesquels constituent 15 à 20% de l'article qui suit. Je compte sur l’indulgence du lecteur quant aux désagréments que cela pourrait occasionner).

 

Étant donné le caractère saisissant qu’ont pris les événements liés au « credit crunch » (resserrement du crédit ou pénurie de crédit) ces 14 derniers mois, un grand nombre de personnes (y compris moi-même) ont parfois tendance à négliger que les origines « profondes » de cette crise se situent dans la production et la reproduction. L’analyse de la crise du crédit est devenue presque banale dans les médias grand public. Mais en tant que marxistes, nous savons qu'il y a rarement, sinon jamais, une crise du crédit « pure » sans une dimension plus profonde dans le processus de reproduction matérielle1.

Rappelons les trois étapes que Hegel voit dans l'introduction d'une nouvelle idée: 1) le silence total et l'indifférence, 2) une grande hostilité et la dénonciation, 3) « C'est ce que nous avons toujours cru ».

Il est incroyable de voir comment les médias sont passés en un an et demi de 1) à 3), s'arrêtant à peine à 2), un moment marginal sur ces 30 dernières années qui fut consacré à réfuter les « sceptiques ». Soudain, le mot « capitalisme » est réapparu dans le débat public après avoir été enseveli pendant des décennies sous des euphémismes tels que « économie de marché », et le sauvetage par Barack Obama de Wall Street est désormais taxé de « socialiste », alors qu'en fait il n'est rien d’autre que de la vieille rengaine capitaliste : « privatisation des bénéfices, socialisation des coûts ».

L'attention croissante des médias est portée sur les difficultés que les « sociétés non financières » rencontrent pour obtenir des prêts alors que le crédit se rétrécit autant qu’il se raréfie. On peut se demander exactement ce que cela peut signifier étant donné que ces sociétés « non financières » comme GM, Ford et General Electric font de plus en plus de profits par le biais de transactions financières.

Compte tenu de l’irrésistible prédominance de la Finance et des marchés financiers dans l’ensemble  de l’économie capitaliste depuis les années 1970, et de l’énorme falsification idéologique qu’ont opérée les statistiques officielles à tous les niveaux, l'information sérieuse au sujet de « l'économie réelle » est plus difficile à obtenir, car (comme en témoigne la transformation financière de la production américaine) une dimension fictive est présente un peu partout.
Je tiens donc à présenter ma propre interprétation des événements afin d’alimenter le débat.

 

I. UN CAPITALISME EN POURRISSEMENT AVANCE

Dans un premier temps, tentons d’esquisser la situation globale du crédit et de la finance, pour ne plus avoir à revenir dessus (La plupart des chiffres suivants sont de 2005, je suppose que beaucoup d'entre eux sont modifiés quotidiennement par le krach déflationniste en cours).
Il y a plus de 33 billions de dollars en dette active (fédérale, étatique, locale, d'entreprises, de particuliers) dans l'économie américaine, soit trois fois le PIB (personne ne sait combien sont liés à des fonds spéculatifs et des produits dérivés internationaux). L’État (y compris fédéral, étatique et local) consomme 40% du PIB.

La dette nette américaine à l'étranger est d'environ 5000 milliards de dollars (13000 milliards de dollars détenus par des étrangers, moins 8000 milliards dans des actifs américains à l'étranger-2008-LG). Ce montant a connu une croissance de 700 à 800 milliards de dollars par an jusqu'à très récemment (avant la baisse du dollar et de la consommation aux États-Unis, et que les flux de capitaux se soient emparés des actifs dépréciés en Amérique, ce qui a amélioré le déficit commercial américain et, plus généralement, la balance des paiements). Les étrangers possèdent une part croissante de la dette du gouvernement américain ; les quatre principales banques centrales asiatiques (Japon, Chine, Corée du Sud, Taiwan) détiennent à elles seules 4000 milliards de dollars (2008) (Il faut avoir à l'esprit le récent  -et paraissant déjà si vieux- sauvetage de Fannie Mae et de Freddie Mac qui fut effectué avant tout à l’aide des 500 milliards de dollars d'avoirs de la Chine). C’est la dette du gouvernement fédéral qui rend possible les actions de relance de la Réserve Fédérale. Si la notion de « capitalisme d'arbitrage financier » de Doug Noland est juste2, la vieille conceptualisation du rôle du système bancaire (dépôts et prêts sur la base de dépôts) et de l’apparente capacité de la Fed à étendre et réduire, à travers lui, le crédit disponible, n’est plus valide ; des sommes croissantes de crédit « virtuel » sont créés par la  « titrisation financière » « hors bilans » des banques. Il faut également tenir compte des entités liées à l’Etat (Freddie Mac, Fannie Mae), qui ont soutenu la revalorisation des prêts hypothécaires de ces quatre dernières années, conduisant à une bulle immobilière incroyable, en cours d'effondrement. Cet édifice tout entier repose sur 1) la faible inflation aux États-Unis, car une forte inflation effraierait les prêteurs étrangers, 2) l’empressement des consommateurs américains à s’endetter toujours plus lourdement (le service de la dette s’élève désormais à 14% du revenu, contre 11% il y a quelques années) 3) la volonté et la capacité des étrangers à continuer de prêter aux États-Unis les déficits de leur propre balance des paiements.

Passons à présent à un autre niveau en abordant l’étendue du travail et de la consommation improductifs aux États-Unis et dans de nombreux autres pays "avancés" (avancés mais pour la plupart en décadence). Marx définit la dette publique comme fictive ; il définit le travail rémunéré par le revenu de l’État (par opposition au capital) comme improductif3. Beaucoup de marxistes seraient d'accord pour dire que les dépenses militaires effectuées sur les recettes de l'Etat sont du travail improductif, même si ce travail produit un bénéfice pour un capitaliste individuel. On peut étendre beaucoup plus loin ce paradigme, je pense, c'est-à-dire aux autres biens et services commandés par l’État et pour lesquels sont engagés les recettes publiques et/ou le capital fictif de la dette publique. Pour être productive et consommée, la plus-value issue des moyens de production (Section I) ou des moyens de consommation (Section II) doit RETOURNER à C ou à V pour engendrer une reproduction élargie ; selon ce critère, la consommation improductive dans l'économie américaine est énorme.

Je vais contourner les débats théologiques sur ce qui constitue exactement le travail improductif, pour me focaliser plutôt sur l’outil de compréhension développé par Marx, lequel permet de prendre la mesure de la gigantesque quantité de consommation improductive dans le capitalisme moderne (Extrait du Capital, Tome 1 (pp. 726-727, traduction Penguin 1973) :
« Pour accumuler, il faut convertir une partie du produit net en capital. Mais, à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est à dire des moyens de production, et d'autres choses propres à soutenir le travailleur, c'est à dire des subsistances. Il faut donc qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de production et de subsistance additionnels, en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que le produit net, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital».

En d'autres termes, les drones sans pilote, les chars d’assaut, les camions de police anti-émeute, les yachts, les Rolls Royce, les restaurants gastronomiques et les sacs à main Louis Vuitton pourraient bien produire un profit pour un capitaliste individuel, mais à la différence des moyens de production des biens socialement utiles (ce que Marx appelait Section I) et des moyens de consommation (par exemple les machines à fabriquer des réfrigérateurs) ou la production de ces marchandises (Section II : pour prendre un exemple simple, le pain), Ils CESSENT D’ÊTRE DU CAPITAL puisqu’il sortent du circuit du capital dans la reproduction élargie ; ils ne peuvent pas être consommés productivement comme d’autres moyens de production ou en tant que moyens de consommation pour la reproduction de la force de travail. Ces produits constituent la consommation improductive de la classe capitaliste -et des « serviteurs » de cette classe : fonctionnaires, bureaucrates d'entreprise, etc. -  qui composent la vaste armée (à définir) de travailleurs improductifs dans ce que l’on appelle aujourd’hui « l’économie des services ».

Nous devons faire attention à bien distinguer l’analyse marxiste du capital fictif d’une myriade de théories monétaristes, « hayekiennes », conspirationnistes assises sur l’idée que les  « banquiers gouvernent le monde », ou encore de celle, plus sophistiquée, émise par le keynésien de gauche Hyman Minsky, lesquelles se rejoignent toutes pour concevoir la finance en tant que sphère isolée. A l’opposé,  l’analyse marxiste relie le capital fictif à son origine, qui se situe dans la sphère de production. Nous pouvons appeler cette origine « techno dépréciation », ou augmentation des capitaux fixes surévalués « f » qui se développe au fil du temps, en raison de l'hétéronomie des rapports sociaux capitalistes. Le capital pour les capitalistes, c'est d'abord une « capitalisation »4 d’un gain de trésorerie à venir. L'effet de la dévalorisation, du fait des progrès de la productivité, ne cesse de saper la capitalisation5, mais d'une manière qui ne peut être pleinement apparente que lors d’une crise de la répartition déflationniste comme celle que nous vivons. Au cours d'un cycle capitaliste, les opérations de la banque centrale agissent pour ralentir l'éclatement de cette bulle fictive mais se montrent finalement impuissantes contre le mouvement de baisse des prix sous-jacents6.

Ce point de vue rend totalement académique (si aucune autre preuve n'était nécessaire) la plupart des conceptions marxistes sur le « problème de la transformation prix-valeur »  des années 1970 et 1980. Cela en raison du fait que, sur de longues périodes, le prix du marché d'un capital individuel ne correspond pas directement à son coût social de reproduction, mais plutôt à cette capitalisation, dans l'environnement défini par le taux de profit généralement disponible. Les titres capitalistes – les titres à la richesse composés des bénéfices, des intérêts et des rentes foncières - peuvent circuler pour un long moment sans être en relation immédiate à la « valeur » tant que des quantités suffisantes de plus-value les soutiennent. Cette plus-value peut provenir non seulement de l'exploitation directe des travailleurs dans la production, mais aussi de ressources « gratuites » qui impliquent soit l'accumulation primitive (incorporation de la force de travail reproduite par d'autres modes de production) soit le pillage effréné, c'est à dire la non-reproduction de la nature, de la force de travail existante et des moyens de production. Ce sont des questions empiriques qui ne peuvent être réglées en recourant à des exercices d’algèbre7.

Par conséquent, le « credit crunch » intervenu après juillet 2007 est, de fait, enraciné dans le long processus du cycle de production capitaliste et de reproduction de ces dernières décennies, vers lequel nous nous tournons maintenant.

 

II. LE CAPITAL RETROGRADE POUR RESOUDRE SES CRISES

Tout d'abord, un peu d'histoire, afin de saisir l'ampleur de la régression sociale et économique des trois ou quatre dernières décennies.
On peut retrouver la source de cette crise dans la fin du boom de la reconstruction de l'après-Seconde Guerre Mondiale, marquée par des récessions mineures en 1965-66 aux États-Unis, au Japon et en Allemagne, et qui s’était déjà manifestée par les prémices d’une « crise du dollar » en 1958. Évidemment, les proportions que prirent ces phénomènes à l'époque semblent dérisoires en comparaison de la situation d'aujourd'hui.

En mars 1968, le système de Bretton Woods vacilla et le commerce mondial s’interrompit pendant plusieurs jours afin d'éviter un mouvement de panique8.
Une véritable crise de liquidité des entreprises éclata aux États-Unis en 1969-70, mise en évidence par la faillite de la Penn Central Railroad (laquelle fut, en outre, une excellente illustration de l’écart entre l’évaluation du capital à travers la « capitalisation » et la véritable valeur, sous-jacente, des actifs)9. En 1970, la dette des entreprises était au plus haut depuis l'après-Seconde Guerre Mondiale, et l'investissement, qui avait déjà ralenti dans la production « réelle » depuis la profonde récession de 1957-1958, n’était soutenu que par la production militaire pour la guerre du Vietnam10.

À ce moment de plongée dans la récession des années 1969-1970, la liquidité des entreprises a été au centre des préoccupations.
Je dirais que depuis que ces signes, survenus à la fin des années 1960, ont marqué l’achèvement de l'ère d'expansion jusqu’alors en cours, le capitalisme mondial a essentiellement « tourné à vide », engrangeant du crédit, en guise de  principal « moteur » de « croissance », dans des proportions aussi exorbitantes qu’inédites. Ce phénomène s’est nourri d’une régression sociale croissante dans tous les domaines, que nous pouvons nommer reproduction sociale CONTRACTEE, ou non-reproduction à l'échelle mondiale.

Il est également intéressant de noter que, selon une étude de l'ONU datant d’il y a plusieurs années, 1968 a été exactement le point de basculement de la distribution des revenus depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale dans le monde « capitaliste avancé » ; de 1945 à 1968, l’écart de richesse entre le cinquième le plus riche de la population américaine et le cinquième le plus pauvre s’est rétréci ; après 1968, cette écart a commencé à se creuser pour, aujourd’hui, être plus grand qu'en 1929. On perçoit des tendances similaires, mais pas aussi extrêmes, dans la plupart des autres économies capitalistes avancées.
Un autre indice fondamental de la fin d'une époque est résumé dans le seul « fait » de la disparition d’un seul salaire par famille ouvrière, amorcé dans les années 1960 et n’ayant cessé de s’accélérer depuis. Ceci nous amène d’un seul pas au cœur de la crise en tant que crise de la reproduction sociale. Quarante heures par semaine en 1960 reproduisaient des millions de familles de quatre personnes, alors que quatre-vingts heures ou plus (souvent beaucoup plus) sont nécessaires aujourd'hui.

Le système de Bretton Woods (étalon or/dollar)11 s’effondra en 1971-73 et fut remplacé par « l‘étalon-dollar », dans lequel la dette de l'État américain est devenu ouvertement l'ancre du système financier mondial, et ce, jusqu'à ce jour.
Ce fut une expression, au niveau que Marx appelait « l'argent mondial »12, de la crise de la valeur opérant en profondeur dans le système de production et de reproduction, sur laquelle je reviendrai.

La relance importante de 1972-73 entraina une accélération inflationniste et fut suivie par la récession mondiale de 1974-75, la plus profonde (à ce moment) depuis la Seconde Guerre mondiale. La relance, après la récession du milieu des années 1970, conduisit à l'éruption inflationniste de 1978 à 1980, suivie par la  règle « Volcker » qui a interdit certaines activités spéculatives des banques et le triomphe du « néo-libéralisme » de Thatcher-Reagan. Ce fut la dernière relance keynésienne (1975-79) : issue du développement de l’inflation de la fin des années 1970, la Proposition Californie 1313, le plan de sauvetage américain de Chrysler, les compressions budgétaires de Carter et « l’hiver du mécontentement » anglais précédèrent le triomphe de Thatcher et Reagan14. Après 1979-80, le capitalisme s'est tourné vers ce qu'on pourrait appeler le « keynésianisme militaire », assis sur le développement militaire et des réductions d'impôts pour les riches.

Nous ne devons pas manquer de noter, lorsqu’on qu’on aborde le milieu des années 1970, l’atténuation apparente de l'hégémonie américaine dans une série de crises mondiales : les insurrections ouvrières en Espagne et au Portugal, la défaite militaire en Indochine, l'apparition de régimes « prosoviétiques » dans la Corne de l'Afrique, l'insurrection en Afrique du Sud, d'autres régimes « prosoviétiques » dans les ex-colonies portugaises d'Afrique (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau), et le mouvement vers la gauche en Europe dans le phénomène de « l’eurocommunisme » (France-Italie-Espagne). D’autres incendies se sont déclarés, à la fin des années 1970, par le biais des révolutions au Nicaragua et en Iran.

La contre-offensive du « consensus de Washington » a paru annuler ce recul de l'hégémonie américaine, et son « bilan » devrait être abordé selon son coût humain. La social-démocratie et le stalinisme ont fait leur part du travail en Espagne et au Portugal pour canaliser la révolte des travailleurs dans les voies de la démocratie bourgeoise, mais dans la plupart des endroits, la réaction a été longue et sanglante; des dictatures militaires s’établirent dans le Cône Sud (Chili - Uruguay - Argentine, et le Brésil depuis 1964) entre 1973 et 1976. L’appel le plus retentissant du « Groupe des 77 » des pays en voie de développement lancé à l’ONU pour exiger  de la nourriture, du carburant et la fin de la dette grâce à un « nouvel ordre économique international » fut étouffé. Les différents « mouvements de libération nationale » en Afrique et en Indochine dégénérèrent dans l'ignominie et la stagnation, ou se tournèrent rapidement (comme le Vietnam) vers le « socialisme de marché ». Les mollahs triomphèrent en Iran, liquidèrent la gauche et sacrifièrent des millions de personnes au combat lors de la guerre Iran-Irak, de 1981 à 1989. Une guerre civile de 15 ans, entre sunnites, chiites, chrétiens et leurs différents appuis internationaux (Syrie, Iran, Israël, États-Unis), ruina le Liban. L'argent et la propagande saoudiens alimentèrent les mouvements islamiques des Ouïghours de Chine occidentale jusqu’au Maroc. L'insurrection islamique soutenue par les États-Unis en Afghanistan, qui visait la chute du régime nationaliste de gauche et de l'armée soviétique, amena finalement les talibans au pouvoir. La pression exercée par les fonds militaires américains mit à genoux la révolution nicaraguayenne ; l’alliance américano-chinoise contre l'Union Soviétique se renforça sur le plan international ; Reagan, Thatcher, Mitterrand, Gorbatchev et Teng, tombèrent tous d'accord pour reconnaître la supériorité du marché. Dans le sillage de l'effondrement des mouvements de « libération nationale », le FMI imposa ses « programmes d'ajustement structurel » dans une centaine de pays en voie de développement. Le bloc soviétique s’effondra en 1989-91. Les forces armées américaines tuèrent des centaines de milliers d'Irakiens dans la guerre du Golfe de 1990 à 1991. Au début des années 1990, une quarantaine de guerres étaient en cours dans le monde, la guerre des six nations en Afrique australe tua 4 millions de personnes, soit plus que toute autre guerre depuis 1945 (et il n'y a pas eu une seule année sans guerre depuis 1945). Dans le vide laissé par les « mouvements de libération nationale » s’engouffrèrent les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, apparemment sans idéologie ni d’autres objectifs que le pillage et le massacre dans des contrées telles que le Congo, le Libéria et la Sierra Leone. L'ANC arriva au pouvoir en Afrique du Sud et rejoint rapidement le consensus de Washington. Les guerres de Yougoslavie de 1990 à 1995 et en 1999 virent l’apparition conflits nationalistes et ethniques meurtriers, et donnèrent aux États-Unis une occasion d'humilier l’impuissante Union Européenne. Le « royaume ermite » de Kim Jong-Il en Corée du Nord a organisé la famine dans l'un des derniers « États ouvriers », et dans le Tiers-Monde, six millions d'enfants meurent chaque année de maladies et de mauvaises conditions (par exemple, le manque d'eau potable) dont les causes sont purement économiques.

 

III. BILAN DES TROIS DECENNIES DU « CONSENSUS DE WASHINGTON »

Les 30 ans du « consensus de Washington », en dépit de son triomphe sur les régimes étatiques, ont été ponctués par des « événements financiers », désormais éclipsés par le « Big One » de 2007-2008, événements pendant lesquels, L'État, ostensiblement décrié, est intervenu à plusieurs reprises:

- 1979-1982 : La direction Volcker de la Réserve Fédérale relève les taux d'intérêt de celle-ci à 20%, introduisant finalement un taux d'intérêt positif après l'hyper-inflation des années 1970, ce qui conduit à une profonde récession en 1980-82. Le financement des énormes déficits de Reagan pour l'armement militaire est rendu possible par des prêts japonais15. C'est aussi dans cette période que les « junk bonds » (obligation à haut risque, ndt) et les « LBO » ont été mis en avant16. Un salaire de « concessions » a balayé les relations de travail jusque là en vigueur aux États-Unis, et l’on vit même des entreprises rentables forcer la renégociation des contrats de travail non échus17.

- 1982 : La première crise de la dette du Tiers Monde : avec le Brésil et le Mexique à la limite de la solvabilité, les pertes des banques américaines sont nationalisées, le niveau de vie des Mexicains a diminue de 50% du fait de l'austérité.

- 1984 : Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis passent officiellement de plus grand créancier du monde à plus grand débiteur du monde. Après avoir hurlé pendant des années contre  les « déficits » provoqués par les politiques « d’impôts et de dépenses », soudain, les néolibéraux et les néoconservateurs affirme laconiquement que « les déficits n'ont pas d'importance ».

- 1985 : L’Accord du Plaza force le Japon à une réévaluation de 50% du Yen, ce qui signifie une dévaluation de 50% de ses avoirs en dollars.

- 1986 : La place financière de Londres connaît son « Big Bang » de la dérégulation qui accroît ses activités sur les marchés mondiaux.

- 1987 : Le krach boursier mondial, qui apparaît principalement comme un « événement financier », est suivi d’un rapide assouplissement sur la liquidité, entrepris par le nouveau président de la FED, Alan Greenspan, et d’un rétablissement des valeurs papier jusqu’à la récession de 1990-91.

- 1989-1991 : L’effondrement de l’épargne et de l’emprunt aux États-Unis ajoute 150 milliards de dollars à la dette nationale ; une récession officielle débute en 1990, et les prix des logements dégringolent de 20% en moyenne. Les héros des « Junk bonds » de la décennie précédente sont anéantis.

- 1990 : le marché boursier japonais s'effondre de 38.000 à 12.000. De mauvais prêts bancaires et placements immobiliers plongent le Japon dans plus d'une décennie de déflation.

- 1994 : « crise tequila » mexicaine ; le gouvernement américain dépense 50 milliards de dollars pour renflouer les détenteurs américains d'obligations mexicaines ; Orange County (Californie) fait faillite à cause de ses pertes sur le marché obligataire.

- 1997-98 : La crise asiatique fait s’effondrer la Corée du Sud, Hong Kong, l’Indonésie et la Thaïlande. Le FMI prête à la Corée du Sud 57 milliards de dollars et impose une austérité draconienne18. Les énormes bouleversements économiques et sociaux affectent des dizaines de millions de personnes dans ces pays.

- 1998 : La Russie fait défaut, ce qui entraîne la faillite du fonds spéculatif Long Term Capital Management. Celui-ci recourt à un sauvetage de 13 milliards de dollars, supervisé par la FED et impliquant plusieurs banques.

- 2000 : Effondrement de Dot.com; le NASDAQ perd 60% de sa valeur et ne s'en remettra jamais.

- 2001 : Suite au 11 Septembre, une autre importante chute des marchés boursiers qui, plus largement,  s’inscrit  dans le « marché baissier » de 2000-2003. La faillite d'Enron signale à nouveau une aggravation de la crise des « hors bilan », suivie en 2003 par World.com.

- 2002 : L’indice moyen industriel Dow Jones connaît une baisse de 7300 sur un marché continuellement en berne ; le président de la Réserve Fédérale, Alan Greenspan, porte les taux d'intérêt à 1%. La récession 2000-2001 est suivie par la reprise la plus anémique depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Dow Jones récupère et commence sa remontée à plus de 14.000 à l'automne 2007.

- 2003 : L'inflation des actifs (actions, immobilier), entraînée par l'assouplissement massif de crédit, s'accélère au travers de la bulle immobilière aux États-Unis, puis en Europe (Espagne, Royaume-Uni, Irlande).

C’est du marché baissier de 2000-2003, de la récession de 2000-2001 et de la « reprise sans emplois » qui suivit, que le phénomène « subprime» émergea pour bientôt passer au premier plan.

 

IV. SOUBASSEMENTS THEORIQUES DU PLUS GRAND SCHEMA DE PONZI DE L'HISTOIRE

Au cours des deux décennies passées, la finance capitaliste a découvert « la titrisation », ce qui consiste à prélever un flux de trésorerie à partir d’une source de revenu « sous-jacente », l'emballer dans une forme commercialisable et le vendre à sa valeur « capitalisée ». L'emballage précédent pourrait avoir préalablement été emballé, le tout créant une « architecture » théorique infinie qui s’échafaude en reposant, en définitive, sur la base du flux de trésorerie d'origine. Ainsi, les prêts hypothécaires à risque aux États-Unis ont été généralisés à travers le système financier mondial, proliférant comme des métastases cancéreuses, la plupart du temps dissimulés dans les meilleurs catégories de titres (notés AAA). La « finance titrisée » a permis au capitalisme de construire un « schéma de Ponzi » classique19, à l’aide d’instruments toujours plus opaques, que l’on a présentés comme une innovation « révolutionnaire ». En toile de fond, cependant, « l’effet de levier » (le ratio de la valeur totale de papier émis sous forme de versement de capital ou d’espèces) a atteint des niveaux absurdes, de sorte qu'une légère baisse de la valeur du papier entraîne rapidement une faillite20.

Sous-tendant toute composante de la sphère financière, la transition du boom d'avant 2000 « dot.com » au boom de l'immobilier résulta de la tentative de la Réserve Fédérale de maintenir le pouvoir d'achat du « consommateur américain ». Pour les experts capitalistes, profondément inconscients de toute aggravation de la crise de production et de reproduction, ce « consommateur américain » toujours plus endetté avait été la « locomotive » de l'économie mondiale depuis des décennies, et ce, dans un contexte d'endettement exponentiel de l'économie américaine (entreprise-gouvernement-personnel), le tout subventionné par des prêts de l’étranger qui, jusqu’en 2007 s’élevaient à 3 milliards de dollars par jour. Subventionner le pouvoir d'achat du « consommateur américain » devint l'urgente nécessité afin de maintenir debout tout l'édifice fictif mondial et éviter l'éruption de la poussée déflationniste, plus profonde,  issue de la sphère de production.

Les 1 à 2 trillions de dollars de la Banque de Chine, par exemple, se composent de petits morceaux de papier vert échangés contre de réelles marchandises chinoises produites par l'exploitation des travailleurs chinois, des morceaux de papier qui sont ensuite prêtés au « consommateur américain » afin qu’il puisse acheter ces biens. Cet argent ne sera jamais remboursé, surtout si les décideurs politiques américains arrivent à leurs fins en réévaluant la monnaie chinoise au niveau désiré de 4 yuans = 1 $, ce qui diminuera de moitié la valeur réelle de ces réserves. Les Japonais, qui ont vu la valeur de leurs avoirs en dollars réduite à cause de la dissolution, opérée par Nixon, de l'ancien système de Bretton Woods en 1971, peuvent en toucher deux mots aux chinois (les chinois connaissent très bien les enjeux de l’affaire et en ont d’ailleurs discuté publiquement).

Ce très bref résumé de l'histoire des 30 ans du « consensus de Washington » ne fait que survoler, en réalité, la surface des événements. Ce qui nous occupe, en vérité, c’est le dernier tour qu’a pris la décadence du système capitaliste, ici considéré comme mode global de production. Un processus qui a commencé dans la première décennie du 20ème siècle.

 

V.  DECADENCE D’UN MODE DE PRODUCTION

Qu'entend-on ici par « décadence »?

Vers 1914, aux alentours de la Première Guerre mondiale, le capitalisme atteignit un certain seuil de son histoire où il cessa d'être un mode de production progressiste à l'échelle mondiale. Historiquement, on observe que, durant le premier siècle d'existence du capitalisme, du début du 19ème siècle jusqu’en 1914, il y a eu un développement régulier des forces productives, et une croissance de la classe ouvrière productive à l'échelle mondiale21, dans les zones entièrement dominées par le capital. A cette époque, le capitalisme parvint à un stade où ce genre de développement ne pouvait plus se poursuivre pacifiquement22 (Périodiser ainsi le capitalisme ne revient en aucun cas à négliger ses crimes historiques, y compris les siècles de traite des esclaves africains, le pillage et le dépeuplement du Nouveau Monde).

Quand l'Amérique et l'Allemagne rattrapaient l’Angleterre pour la dépasser en tant que grandes puissances capitalistes, la classe ouvrière productive augmentait en pourcentage de la population active capitaliste à l’échelle mondiale.

De la Première Guerre mondiale jusqu'aux années 1970, aucun pays ne parvint à se développer en tant que puissance capitaliste avancée, tel que les États-Unis et l'Allemagne l’avaient fait. À partir des années 1970 et surtout des années 1980, la Corée du Sud et Taiwan devinrent effectivement des puissances mondiales, mais il s’agit de cas particuliers que les États-Unis ont permis pour s’en servir comme vitrines et ainsi mieux contrer les influences de la Chine et de la Corée du Nord (ce dernier pays ayant été plus développé que la Corée du Sud jusqu'en 1970). Depuis, Hong-Kong, Singapour et, plus tard la Chine et le Vietnam, ont suivi les modèles de la Corée du Sud et de Taiwan, mais cela doit être vu comme la contrepartie du déclin et de la stagnation aux États-Unis et en Europe, de même que le pendant de la régression pure et simple en Europe de l'Est, en Russie, en Asie centrale, et dans les pays non-producteurs de pétrole du Moyen-Orient, d’Afrique noire et d’Amérique latine. Ainsi, contrairement à la période antérieure à 1914, l’essor des Tigres asiatiques ne s’est pas inscrit dans une expansion à l'échelle mondiale, mais a relevé plutôt d’un schéma de vases communicants où la croissance en un endroit correspond au déclin ailleurs.

Historiquement, on peut résumer la période 1914-1945 à des décennies perdues pour le système capitaliste, qui furent marquées par la crise permanente, la guerre, la réaction, la destruction, etc. Il y avait, bien sûr, une croissance exceptionnelle au Japon, liée à son expansion en Chine, et à quelques innovations technologiques, tout comme aux États-Unis et en Allemagne au cours des « mouvements de rationalisation » des années 1920 (toujours lié au chômage historiquement élevé de 8-10%, ceci expliquant cela), et même (par exemple, l'industrie automobile américaine) au cours de la dépression des années 1930. De 1929 à 1945, l’Amérique latine édifia son populisme de « remplacement des importations » derrière des barrières tarifaires élevées. En outre, on ne doit pas oublier l’industrialisation à marche forcée stalinienne de l'Union soviétique, qui tua plus de 10 millions de paysans dans les collectivisations, paralysant l’agriculture russe pour le reste de la période soviétique, et qui conféra l’accélération des cadences dans les usines au management du Guépéou (police secrète russe). Eclipsé par la Première Guerre mondiale (20 millions de morts) et la Seconde Guerre mondiale (80 millions de morts), le caractère « purement économique » de la période s’est situé dans ces sursauts locaux de croissance, compensées par une plus grande prépondérance de crise, de stagnation et de régression dans le monde entier. Cette croissance locale a dû attendre la réorganisation du monde après la Seconde Guerre mondiale pour être vraiment effective dans un élan général d’accumulation.

La période qui s’est étirée de 1945 jusqu’au début des années 1970, qu’on appelle « boom de l’après-guerre », peut être comprise comme une période de reconstruction causée par cette période antérieure de crise de 1914 à 1945. Ce ne fut pas une reconstruction pure et simple de ce qui existait avant 1914, mais une expansion qui a pu se poursuivre jusqu'à ce que, encore une fois, le temps de travail social jusqu’alors nécessaire à la reproduction soit devenu obsolète en tant que « numéraire », dénominateur commun de l’échange capitaliste, et remplacé par un nouveau « standard de valeur » plus élevé. L'expression sociale la plus importante de cette mue fut la rébellion des travailleurs aux États-Unis et en Europe de 1965 à 1977.

En réalité, le boom d'après-guerre a pris fin au milieu des années 1960, mais il a continué dans les années 1970 en raison de l'expansion du crédit qui créa l'inflation galopante des années 1970.

Au milieu des années 1960, comme on l’a indiqué, il y eut d’importantes récessions au Japon, en Europe et aux États-Unis. Conséquemment, les États-Unis et les autres principaux pays capitalistes relancèrent leurs économies par le crédit, ce qui prolongea le boom jusque dans les années 1970. Mais le dynamisme avait disparu.

Depuis le début des années 1970, le système est en crise permanente à l’échelle mondiale et essaye de rétablir un équilibre dynamique. La crise capitaliste signifie une chute de la production, le chômage de masse, la destruction de l'ancien capital et la création des conditions d'une nouvelle expansion permettant un taux de profit viable. La « crise latente » qui n'a jamais pris fin, a véritablement commencé en 1973, s’accélérant maintenant sous la forme d’une crise généralisée, sur le modèle de 1929. Le Capital de Marx décrit la nature de la crise. Anéantir l’ancien capital concurrent qui n'est plus concurrentiel, anéantir beaucoup de capital fictif, de crédit, en tirant les prix et les salaires vers le bas de sorte qu'une nouvelle phase d'expansion puisse commencer avec un taux de profit qui permettra aux capitalistes d’investir à nouveau, voila le mécanisme de la crise.

Afin d'encadrer adéquatement cette analyse et aller au-delà de la description, il est nécessaire d'utiliser la terminologie de Marx, tout en essayant de rester le plus clair possible.

Le capitalisme, en tant que système, est régi par ce que Marx appelait la loi de la valeur. La loi de la valeur signifie que le coût universel des moyens de reproduction de tous les produits - tout s'achète et se vend dans le système capitaliste - est déterminé par une « norme » générale qui est définie par le temps de travail socialement nécessaire requis pour les REproduire AUJOURD'HUI. Le fondement ultime de ce standard de valeur, qui définit la valeur de toutes les marchandises, est le temps socialement nécessaire pour reproduire la force de travail, le travail vivant capable d'utiliser la technologie contemporaine. Le capital sans travail vivant à exploiter ne produit aucun profit, comme le montrent les limites de l'automatisation et de la robotique pour « résoudre » la crise du capitalisme.

D'un cycle à l'autre, le capitalisme développe la productivité et rend les produits moins chers. Il rend la technologie moins chère et réduit les salaires (le prix capitaliste de la force de travail), mais il peut compenser dans de nombreuses circonstances la réduction des salaires parce que les biens de consommation de la classe ouvrière deviennent eux aussi moins chers.

Donc, dans l'ensemble du système, le « capital variable », le coût total de reproduction de la force de travail, diminue en raison des hausses de productivité.

Marx a appelé ce processus de baisse de la masse salariale (V, ou capital variable) par rapport à la valeur actuelle de tous les moyens de production (C, ou capital constant) : la hausse de la composition organique du capital, exprimée dans la relation C/V. Puisque le profit capitaliste ne peut venir que de l'exploitation du travail vivant (V), Marx a décelé que le taux de profit avait généralement tendance à baisser par rapport à la masse de capital (C) mise en mouvement par le travail vivant (V).

Voici quelques exemples d'une diminution de V compensée par une hausse du contenu matériel des salaires des travailleurs. Au 19ème siècle, en Amérique, en Angleterre, en France et en Allemagne, les pays capitalistes les plus importants à l'époque, les travailleurs dépensaient la moitié de leur salaire pour l'alimentation. Puis, une révolution agraire s'est accomplie dans le monde entier. Le Canada, l'Argentine, la Russie, les Etats-Unis et l'Australie ont utilisé les méthodes les plus modernes de culture et de transport pour produire et expédier du blé très bon marché, engendrant une déflation des prix des céréales et une crise dans d'autres pays (principalement en Europe) qui reposaient encore sur  l’agriculture paysanne à petite échelle et le transport intérieur. Aussi, au moment de la Première Guerre mondiale, les classes ouvrières dépensaient moins pour la nourriture et disposaient de plus de salaire pour acheter les autres biens de consommation.

L'explication du boom de l'après-Seconde Guerre mondiale se trouve dans une augmentation de la productivité abaissant le salaire total grâce aux gains de productivité. Mais parce que la nourriture et d'autres biens de subsistance sont devenus beaucoup moins chers, les travailleurs pouvaient acheter des téléviseurs, des voitures, des maisons, des biens qui leur étaient inaccessibles ou qui n'existaient pas avant la Première Guerre mondiale. En d'autres termes, la loi de la valeur dépréciait la production, mais le niveau de vie, jusqu'à un certain point, notamment pour les travailleurs, put augmenter.

Mais on doit considérer 1914-1945 comme une période où le capitalisme essayait de recourir au même remède qu’il avait appliqué durant les crises classiques du 19ème siècle, c'est-à-dire établir une nouvelle base pour une nouvelle phase d’expansion. Cela ne pouvait plus se passer selon les anciens procédés, cela ne pouvait pas arriver seulement au travers d’un crash, d’années de dépression, qui auraient débouché sur une nouvelle expansion. Dans le monde alors dominé par le système capitaliste, la productivité totale du travail était trop élevée pour être contenue dans la forme capitaliste. Ce qui s’était auparavant déroulé par le cycle du krach, la déflation, la sortie de la dépression par la reprise et le boom (qui implique, comme indiqué, la destruction de la technologie à jour, l'acquisition de nouvelle technologie à prix cassé, après quoi cela pouvait devenir rentable, et de longues périodes de chômage de masse) requit une plus grande échelle de destruction physique réelle, à la fois de technologie et des travailleurs. Des éléments institutionnels et géopolitiques étaient en jeu car la Grande-Bretagne ne pouvait plus être la puissance capitaliste n°1, mais celle-ci n'allait pas gracieusement se mettre de côté ; elle dû y être contrainte. L'Allemagne a alors essayé de balayer les britanniques, mais ce sont les États- Unis qui y sont parvenus. Comme je l'ai dit précédemment, Il fallut donc trente ans de guerre et de transformation politique pour créer de nouvelles conditions à l'accumulation capitaliste au plan mondial.

La « composition organique du capital » mentionnée ci-dessus est encore plus pertinente ici. La décadence du système à l'échelle mondiale est exprimée dans le « fait » (une autre manifestation de la productivité devenue trop élevée pour continuer de se développer sous la forme capitaliste) que l'énorme accumulation de l'investissement en capital (C) devient un obstacle à la poursuite du développement. Toute baisse de prix importante de C par davantage d'innovation technologique détruirait la valeur d’une quantité trop importante de capital existant investi. Par conséquent, la nécessité de préserver cette valeur devient un frein au même dynamisme qui a développé le capitalisme à un niveau élevé.

Ainsi, la crise est double : un taux de profit réduit, systématiquement, par une augmentation du ratio C/V, qui devient un frein à la véritable innovation, et qui est aussi l'expression du fait que V, le coût de reproduction de la force de travail, diminue au point où il ne peut plus être le dénominateur commun de l'échange marchand. La crise n'est ni un manque de technologie de production, ni de force de travail en tant que telle, mais l’étouffement de leur potentiel dans un système exigeant un taux de profit adéquat à l'investissement capitaliste. Le caractère anarchique du système ne peut rétablir un taux de profit acceptable que par la destruction et la régression : le mouvement de recul social connu en 1914-1945 et depuis 1973. Une révolution arrachant les pouvoirs économique et politique aux capitalistes mettrait un terme immédiat aux exigences portées par la loi de la valeur capitaliste à la fois sur la technologie existante et sur la force de travail. Cela permettrait une transition rapide vers une bien plus grande création de richesse réelle, d'abord libérée de sa forme capitaliste, puis évoluant subséquemment vers des modèles complètement différents d’activité productive et de richesse.

Un exemple évident d'un frein capitaliste au véritable développement humain est le secteur économique basé sur la voiture à essence, qui est primordial pour l'accumulation capitaliste depuis les années 1920 et en particulier depuis 1945. Les brevets d’invention des nombreux moteurs automobiles plus économes en carburant, déposés régulièrement, ont été achetés par les principaux producteurs de pétrole, pour mieux rester lettre morte. De même, les producteurs d'automobiles et de pétrole ont fait pression avec succès contre tout programme sérieux de transport en commun aux États-Unis afin que les gens continuent d’utiliser les voitures, avec les milliards d'heures perdues dans les embouteillages, le temps de déplacement et la grande consommation de pétrole que cela implique, tout en laissant le système de chemin de fer pourrir. (A Los Angeles, par exemple, un bon système de transport public existant avant 1914 a été démantelé sous la pression de l'industrie automobile pour faire place au cauchemar qui existe aujourd'hui.)

Dans ces conditions, l’opinion conventionnelle (malthusienne) (partagée par une grande partie du mouvement écologiste) qui considère la crise actuelle comme la résultante du « trop de technologie » est la couverture idéologique parfaite pour le NON-développement de nombreuses technologies.

Un processus semblable à celui de 1914-1945 opère depuis le début des années 1970, dans le cadre de la grande régression que j'ai décrite plus haut, où l'Amérique ne peut plus jouer le rôle de puissance hégémonique du système. Les États-Unis ne peuvent plus jouer ce rôle, et personne d'autre, aucun autre pays ne peut vraiment les remplacer. On assiste plutôt à une lutte pour la réorganisation du système mondial qui permettrait qu’une nouvelle phase d'expansion s’enclenche. Et je pense que, comme dans la période 1914-1945, cela ne peut pas se dérouler pacifiquement. Je ne sais pas exactement comment cela pourrait se passer,  je ne suis pas sûr que cela puisse survenir car la crise sous-jacente est très profonde. Mais néanmoins, voilà le problème à l'échelle mondiale aujourd'hui.

Dans cette situation, différentes régions du monde, l’Asie de l'Est (Japon, Corée, Chine, Taiwan), la Russie, l'Inde, l'Europe, sont toutes insatisfaites du système mondial actuel, qu’elles aimeraient, par conséquent, réorganiser. Mais aucune d'entre elles n'est assez forte individuellement pour renverser le pouvoir des États-Unis, et ces derniers leur ont habilement empêché de former un bloc puissant23. Voilà donc le contexte géopolitique mondial de la crise en cours, analogue à l’impasse créé par l’hégémonie britannique d’avant 1914.

Toutefois, il ne s'agit que d’une partie du problème. Le niveau le plus profond est, une fois de plus, comme en 1914, qu’il ne peut pas y avoir de boom mondial élargi ; celui-ci ne pourrait pas s’inscrire dans un cadre capitaliste parce que la loi de la valeur capitaliste n'est plus capable de développer les forces productives mondiales comme elle le faisait avant 1914.

 

VI.  LE CAPITAL INTERROMPT LE DÉVELOPPEMENT HUMAIN POUR SUBSISTER

Regardons de plus près le bilan du capitalisme depuis la fin des années 60 et le début des années 70. En Amérique latine, il y a eu un appauvrissement et une désindustrialisation massifs, comme par exemple en Argentine. Dans certains pays, comme le Brésil, cela s'est traduit par une marginalisation de 20 à 30 % de la population par rapport à presque toute forme de participation économique. Pire encore pour l'Afrique noire qui a connu une disparition presque totale de l'investissement réel dans les nombreux pays dits défaillants. L’Europe de l'Est et la Russie ont enduré 15 ans de soi-disant thérapie de choc et une transition vers le capitalisme privé causant la mort de millions de personnes âgées, parce que leurs pensions s’étaient volatilisées du fait de l'inflation. Dans les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale, le niveau de vie est tombé parfois à 30% de celui d'avant 1991. Dans les pays non producteurs de pétrole du Moyen-Orient, ça n’a pas été aussi systématique, mais le même genre de marginalisation des populations a eu lieu. Il y a eu des développements très discordants dans les pays producteurs de pétrole. En Asie même, un certain type de développement économique s’est effectué, que j'ai décrit précédemment, chez « les tigres » et en Chine, mais en réalité, en Inde et en Chine réunis, un milliard et demi de paysans sont en dehors de ce processus. Je ne vois pas comment le capitalisme les intégrera. Quant à l’Europe et aux États-Unis, elles ont traversé jusqu’aujourd’hui de longues périodes de chômage de masse. La désindustrialisation a frappé les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. 1 % de la population américaine est en prison. C’est, encore une fois, le bilan du capitalisme depuis le début des années 1970.

A travers ces phénomènes, on voit comment le capitalisme continue à développer la productivité24, mais sans toutefois parvenir à traduire cette augmentation de la productivité en gains réels pour la société.
En d'autres termes, le capitalisme a créé la capacité productive requérant beaucoup moins d'heures de travail, de sorte que la société pourrait avoir une semaine de travail plus courte à l'échelle mondiale. Mais cela ne peut se produire dans un cadre capitaliste. Le capitalisme a besoin de travail vivant et de l'exploitation du travail vivant pour être capital. (Certes, la reproduction sociale CONTRACTÉE depuis le début des années 1970 a sapé quelque peu la productivité totale existante, c'est là son but, mais sur une échelle mondiale les forces productives existent encore et peuvent servir de base à une transition rapide vers la sortie du capitalisme.)
A partir du milieu du 19e siècle jusqu'au milieu du 20e siècle, l'un des principaux slogans du mouvement de la classe ouvrière était : « 8 heures par jour et 40 heures par semaine ». Et à partir de cette période et dans les années 1960, le capitalisme a raccourci la semaine de travail, sous la pression du mouvement ouvrier classique.

Mais que s’est-il passé ? Cette tendance, comme la tendance à une plus grande égalité des revenus, a été renversée si bien qu’actuellement la semaine de travail s'allonge en Amérique du Nord et en Europe. Pourquoi cela ? Non pas parce qu'il n'y a pas la capacité de production suffisante, mais parce que, une fois de plus, le capital a besoin d’exploiter le travail vivant pour survivre et transformer le profit en capital. Rien n'illustre mieux l'incapacité du capital à réaliser socialement ses propres gains de productivité et la conséquente nécessité pour celui-ci de détruire la productivité afin de rétablir un taux adéquat d'accumulation et de profit.

Ceci figure en plein milieu du volume III du Capital de Marx. Qu’y est-il dit ? « Le Capital devient un obstacle à lui-même ».

Passé un certain point, le capital ne peut pas réaliser, socialement, les gains de productivité qu’il créé par le biais de la concurrence. Il vit de la privatisation des profits et de la socialisation des coûts.

C'est arrivé une fois de 1914 à 1945, et ça se passe de nouveau depuis la fin des années 1960 - début des années 1970 (pour l'instant) sous une forme plus diffuse. Voici un bref aperçu des États-Unis depuis 1973, période durant laquelle le PIB a augmenté d'environ dix fois. Il existe de nombreux aspects, sur le plan de la reproduction sociale, de la crise d’après 1973 aux États-Unis, mais aucun ne se distingue plus nettement, comme indiqué plus haut, que la disparition du « one-paycheck working-class family » (« un seul salaire par foyer », ndt), sur lequel reposait l’existence de millions de personnes jusque dans les années 1960. Le fait avéré que la plupart de ces salaires individuels en 1960 étaient gagnés par des « hommes blancs » ne devrait pas détourner l'attention dans les conditions actuelles de terrible recul généralisé, où deux ou plusieurs salaires sont nécessaires pour maintenir un foyer de la classe ouvrière. Sans nier l'importance de la « féminisation de la force de travail », le fait demeure que des millions de femmes ont intégré la force de travail américaine après 1960 parce qu'elles y étaient contraintes. Même au niveau individuel, la semaine de travail moyenne a glissé de 39 heures en 1970 à environ 43 aujourd'hui. En 1973, le salaire minimum aux États-Unis était de 3,25 $ l'heure ; aujourd'hui, il est de 6,15 $ et il aurait du être porté à 18 $ pour se placer au même niveau de pouvoir d'achat de 1973. Plus largement, les salaires réels ont stagné entre 1965-1973 et, depuis, sont restés bloqués ou ont baissé (principalement baissé) pour au moins 80% de la population. Le coût de l'enseignement supérieur s’est envolé en échappant à tout contrôle, barrant toujours plus l’accès à la majorité des gens (Pour le moment, je ne m’attarde pas sur la domination rétrograde des « postmodernistes» dans de nombreux établissements de l’enseignement supérieur)25. Les États-Unis se situaient régulièrement parmi les 20 premiers « pays capitalistes avancés » selon les études comparatives des résultats des étudiants des grandes écoles. Sous l'impact de la populiste « révolte fiscale » de 1978, les écoles publiques de la Californie sont passées en 30 ans des meilleures aux pires des États-Unis. L'espérance de vie aux États-Unis figure en 42ème place dans le monde, rivalisant avec… la Jordanie et de nombreux pays semi-développés qui ont des taux de mortalité infantile moins élevés. Afin de satisfaire les appétits des grandes entreprises pharmaceutiques et des compagnies d’assurance, les soins de santé représentent 14 % du PIB, ce qui est beaucoup plus élevé que dans beaucoup d'autres pays de l'OCDE dotés de meilleurs (et universels) systèmes. 40 millions d'Américains n'ont aucune couverture santé. 1 % de la population est dans le système carcéral, résultat d’une augmentation exponentielle depuis 35 ans.

La régression n'a pas seulement eu lieu dans la reproduction de la force de travail, comme le montrent ces chiffres, mais aussi dans la reproduction matérielle du monde. On estime que les besoins actuels pour la reconstruction des infrastructures des États-Unis s’élèvent à 1,6 trillions $, et il suffit de se rappeler de la Nouvelle-Orléans frappée par l'ouragan Katrina pour saisir, sous sa forme extrême, ce que signifie le recul social.
Il est très difficile d'isoler, dans les statistiques capitalistes, les « investissements productifs » (tel que définis ci-dessus), mais à tout le moins, la productivité (en termes capitalistes) n’a jamais rattrapé, même durant la mini-reprise sous Clinton dans les années 1990, la moyenne annuelle de 3 % de la période 1945-1973.
Pourrait-il y avoir un nouvel essor, comme de 1945 à 1973 ? Oui, à l’instar du boom de 1945-1973 qui exclut une très grande partie de l’humanité, il pourrait y avoir un nouveau boom, mais il devra marginaliser les populations dans de plus grandes proportions que celui de 1945 à 1973. C'est ce que la décadence révèle : l'incapacité du capital à étendre les pouvoirs sociaux de l’humanité.

 

VII. PROGRAMME: FORME ET CONTENU D'UNE SORTIE TRANSITOIRE DU CAPITALISME

Passons maintenant à la question du programme.

Déterminer un programme tourné vers l’avenir est crucial si nous voulons discréditer et surmonter avec succès les programmes réactionnaires, y compris ceux mis en avant par les pro-capitalistes de gauche (Obama, Nader) qui prolifèrent alors que la crise s'approfondit. Il est essentiel d'être capable de distinguer un programme qui remette réellement en cause le système capitaliste de celui qui cherche simplement à le réorganiser ou le « repeindre en rouge ».

Aux États-Unis, dans une certaine mesure en Europe, et de plus en plus en Asie de l'Est, la décadence du système crée des sortes de déformations de l'économie, ce qui rend de plus en plus difficile, pour les travailleurs et les gens ordinaires, de penser à quoi pourrait ressembler concrètement la révolution prolétarienne.

Ainsi, par exemple, aux États-Unis, le pays le plus décadent derrière la Grande-Bretagne, seulement 15% environ des salariés sont impliqués dans la production (ce qui ne signifie nullement que les autres travailleurs salariés ne sont pas aussi des prolétaires qui ont un intérêt immédiat dans la révolution).

Alors, bien sûr, les États-Unis sont une économie parasitaire dans l'économie mondiale. A travers le système financier international, ce pays draine la richesse des autres parties du monde, comme l'Asie de l'Est, la Corée, la Chine et le Japon. Cela lui a permis de désindustrialiser et de développer une soi-disant « économie de services ».  Mais cette économie de services dépend totalement du fait que le monde continue à accepter l’étalon dollar et à financer toujours plus la pyramide de la dette de l'Amérique.

Fondamentalement, le reste du monde produit tandis que l’Amérique consomme. Et l'Amérique est en mesure de le faire parce que le reste du monde prête à l’Amérique d’énormes sommes d'argent. Aujourd’hui, cet arrangement fonctionne dans les deux sens. Parce que le reste du monde peut réaliser un semblant de développement économique dynamique, comme en Chine, il a besoin que les marchés américains continuent à s’étendre. Ainsi, les États-Unis peuvent conserver ce rôle de parasite, obtenir leurs biens de consommation et n’avoir rien à produire en échange, à l'exception de petits morceaux de papier vert.

Ainsi donc, si vous présentez un programme pour une révolution prolétarienne dans une économie vraiment décadente comme l'Amérique, beaucoup de gens se demanderont ce que cela peut vouloir dire. Dans les années 60 et 70, quand l'Amérique était encore une grande puissance industrielle, il était beaucoup plus facile d'imaginer ce que cela pourrait signifier, comme la création des conseils et des soviets de travailleurs. Voici les usines, nous les prenons, hissons le drapeau rouge, et la révolution est en marche.

Mais désormais, la plupart des usines sont fermées et les gens qui trimaient dans les usines livrent désormais des pizzas et travaillent pour Mac Donald, ou sont employés (jusqu’à récemment) à vendre des maisons, sur les marchés de l’immobilier, etc.

Alors, bien sûr, à l'échelle du monde, il y a encore une production adéquate pour réaliser une transition vers le communisme. Mais dans des pays tels l'Amérique, le Royaume-Uni, de plus en plus l’Europe de l’Ouest, et dans une certaine mesure, probablement le Japon et maintenant la Corée, il est particulièrement nécessaire de balayer les apparences de la production capitaliste quotidienne pour avancer un programme qui présenterait ce qu’une véritable révolution prolétarienne ferait de l’économie.

Nous ne voulons pas de conseils et de soviets de travailleurs dans les banques et les compagnies d'assurance, les sociétés immobilières et autres activités nuisibles de l’économie (comme la production d'armes) ; nous voulons abolir ces activités.

Nous voulons aussi reprendre toute la puissance de travail. Nous voulons que tous les travailleurs pris au piège dans les activités inutiles ou nuisibles de l'économie puissent s’en dégager afin d’aider à mettre en place une semaine de travail plus courte et ainsi établir globalement une productivité et un niveau de vie élevés, débarrassés des obstacles qui spolient la richesse générale.

Prenez par exemple l'industrie automobile américaine. En 1973, il y avait 750 000 ouvriers de l'automobile dans le Nord des États-Unis. Et ces travailleurs étaient à l'époque les plus militants, ils étaient l'avant-garde de la classe ouvrière, en particulier les travailleurs noirs. Au cours des 35 dernières années, la main-d'œuvre a été considérablement réduite, si bien qu’aujourd’hui, par exemple, dans l’UAW (United Auto Workers), il ne reste que 500 000 travailleurs de l'automobile et bientôt ils seront encore moins. À l'heure actuelle, Ford Motors et GM rencontrent de profondes difficultés économiques tant et si bien qu’ils tentent de négocier le mieux possible un arrangement avec le groupe des travailleurs encore en activité. Désormais, se présente même la possibilité d'une fusion de GM et de Chrysler.

Dans le même temps, il y a encore beaucoup d'employés d'usines d'automobiles non syndiqués aux États-Unis, en particulier dans les États du Sud, et la plupart d'entre eux sont dans les usines d'automobiles appartenant à des étrangers : japonais, coréens, allemands et français.

Ces usines ont été construites dans des petites villes sélectionnées avec soin, très isolées, où il n’existe aucune tradition de lutte de la classe ouvrière. Aussi, autant que je sache, il y a très peu de militantisme ouvrier dans ces usines.

Qu'est-ce que cela veut dire du point de vue révolutionnaire ? Cela signifie que même il y a 40 ans, l'idée de continuer la production automobile telle qu'elle existait ne faisait pas partie du programme révolutionnaire.

Le véritable programme révolutionnaire serait de montrer du doigt la décadence manifestée dans l'énorme perte de ressources de l’ensemble de l'organisation sociale axée sur l'automobile et soulignerait la nécessité d'autres types de transport, d’autres types de villes, d'autres utilisations du pétrole, etc. Même il y a 40 ans, le programme révolutionnaire ne militait pas en faveur de plus de voitures. Il proposait de changer la nature même de la production pour que la dépendance sociale aux voitures diminue, et envisageait que d'autres types de transport comme les transports en commun pussent remplacer les voitures de sorte que les villes fussent organisées de différentes manières alternatives.

Une telle production matérielle ne sera pas décadente au sein d’un système social. Par conséquent, le programme révolutionnaire refuserait l’idée que des conseils de travailleurs, des soviets, ou un contrôle ouvrier s’activent pour plus de voitures (quelque soit l’importance, par ailleurs, qu’auront de telles institutions), mais il plaiderait pour des types de travail, des types de production entièrement différents de ceux aujourd’hui en vigueur.

Cela répond à la question sur le lien entre le programme et ce que je vois comme la décadence de ce système. Il est tout simplement une sorte de modèle abstrait pour tenter de déchirer les apparences du capitalisme décadent.

Je propose d'utiliser le dispositif « heuristique » ci-dessous pour explorer le capital fictif dans l'économie mondiale : imaginer la production mondiale du point de vue d'un soviet mondial après la victoire de la révolution mondiale prolétarienne. C’est, bien sûr, une pensée exaltante, quasi utopique, mais elle est à mon avis une sorte d'abstraction nécessaire qui interagit avec le programme, ici et maintenant, jusqu'à ce que la révolution mondiale devienne une abstraction concrète. Cela n’est pas sans rappeler  les volumes I et II du Capital de Marx, où celui-ci rend abstrait le capital, l’isolant d’un millier d’apparences, afin de montrer ce qu'il est vraiment, et ensuite, à la fin du volume II et dans le volume III, plonger cette abstraction dans les faits quotidiens au plus près du fonctionnement visible du système(26).

Je pense que la principale raison de l’éclipse du type des luttes dominant dans les années 1960 et 1970 et l'absence relative de telles luttes aujourd'hui est la mondialisation des enjeux. Il n’y a pas de réformisme significatif au niveau de la société, prise dans son ensemble (par opposition à des luttes locales et défensives spécifiques qui peuvent déboucher sur des victoires provisoires). C'est pourquoi le mot « réforme » est désormais le slogan de la réaction. Si, comme le dit Marx en 1844 : « en France, il suffit de vouloir être quelque chose pour vouloir être tout », aujourd'hui pour être quelque chose, il est nécessaire de devenir tout.

Le tableau suivant ne propose rien de plus que le squelette d'un programme pour la reproduction matérielle élargie de la société. Il n’aborde pas la question au moins tout aussi fondamentale de la transformation de la vie, du « développement des facultés de l’humanité selon ses propres objectifs », qui serait l'essence d'une véritable société communiste.

Le vieil imaginaire de la révolution prolétarienne prenait la forme d’une grève générale ou d’une grève de masse, de l'occupation des usines, de l'établissement des conseils et des soviets de travailleurs, du renversement politique de la classe capitaliste, le tout laissant la place à une gestion démocratique directe de la production socialisée. Cet imaginaire était fondé sur l'expérience des révolutions russe, allemande, espagnole et hongroise ; il fut revitalisé par le mouvement des grèves sauvages américain, britannique et français des années 1950, la grève générale en France de mai-juin 1968, les rébellions des travailleurs italiens de 1969 à 1973, les luttes des travailleurs au Portugal et en Espagne dans la transition des années 1970. Nous pouvons y ajouter le « cordobazo » argentin de 1969, les proto-soviets chiliens, dits « cordons communaux » de 1973, et les grèves dans l'industrie lourde brésilienne de 1978 à 1982.

Je pense que ce modèle a perdu le contact avec la réalité contemporaine, au moins dans les pays de l'Ouest (à la différence de la Chine et du Vietnam) parce que le développement technologique à forte intensité capitalistique, la réduction des effectifs et l'externalisation ont réduit le « procès de production immédiat » (« volume I » la réalité du capitalisme) à une partie relativement petite de la force de travail totale (pour ne pas mentionner la population totale), et même les travailleurs de la production qui restent, sont souvent impliqués dans la production de biens (par exemple l'armement) qui n’auront pas leur place dans une société postcapitaliste. La révolution victorieuse abolirait plus de lieux de travail contemporains qu’elle n’en placerait sous contrôle ouvrier.

Comme je le disais, voici un outil simplement heuristique mais peut-être utile.

A l’échelle mondiale, le nombre total de travailleurs dans la production, en pourcentage de la population capitaliste (travailleurs salariés et capitalistes), a été réduit alors même que la « production » mondiale totale a augmenté. (Cela pourrait être contredit par l’émergence de la Chine et de l’Inde, mais la Chine depuis 1997 a PERDU plus de 20 millions d'emplois industriels et en Inde, les travailleurs représentent moins de 10% de la force de travail totale qui reste majoritairement rurale. De toute façon, la question ne se résume pas à la dimension quantitative. Ce qui est important, du point de vue de la loi de la valeur, c’est la VALEUR totale de la force de travail mondial totale. Les travailleurs qui gagnent beaucoup moins en Chine ou les travailleurs de la haute technologie en Inde éliminent les travailleurs hautement rémunérés à l’Ouest. Leur intégration dans le marché mondiale s’effectue par la réduction de « V », ce que les marxistes appellent capital variable, c'est-à-dire la masse salariale totale).

La première tâche des soviets serait d'organiser la transition mondiale de la production de valeur (au sens de la valeur de Marx). La révolution mondiale aura probablement lieu lorsque le rapport de C (capital constant) à V (capital variable) et la composition organique du capital, seront très élevés, ce qui signifiera que la valeur sera déjà obsolète. Mais quelle est la base de la valeur ? C’est le coût social de la reproduction de la force de travail productive des deux sections I et II.  La révolution accélérerait le développement des forces productives à l'échelle mondiale pour une production et une reproduction vraiment libres de la forme valeur.

Pour effectuer une telle transition, nous avons besoin d'une connaissance de base de l'ensemble des ressources disponibles à l'échelle mondiale, en termes de force de travail et de moyens de production. Le coût de reproduction de la société mondiale, dans les termes aujourd'hui en vigueur, est le « fondement » d'une mesure du « capital fictif ». Voici le programme minimum des « 100 premiers jours » :

I. Abolition de l'étalon dollar et une « déflation organisée » de l'économie mondiale (que la crise en cours effectue très bien pour nous, mais d'une manière anarchique).

II. Abolition de tout travail socialement inutile et nuisible.

III. Raccourcissement de la journée de travail, avec l'aide des millions de travailleurs libérés par II.

IV. Croissance mondiale pour amener la population mondiale à un niveau de vie acceptable.

V. Sortie de l'économie automobile/acier/pétrole; démantèlement de l'étalement urbain et suburbain produit par les besoins de cette économie (capitaliste).

Autres commentaires indicatifs :

Voici d'autres points programmatiques, très inachevés, détaillés à partir des points ci-dessus, pour ce monde soviétique victorieux. Ils équivalent à un « Chapitre 11 » de ce qui serait la procédure de faillite du monde capitaliste.

En abolissant le capital fictif dans le cadre plus global de l'abolition du capital (qui est un RAPPORT SOCIAL, ce que Marx appelait le « rapport capital »), nous établissons des « normes comptables mondiales » ou, en d’autres termes, une  « comptabilité des ressources du monde » pour dresser un inventaire de l'ensemble des moyens de production et de la force de travail existants, en termes de valeurs d'usage  (l'objectif est de développer toute la production au-delà de la nécessité de l'échange, de sorte que la mesure sociale ne se produise ni dans le prix, ni dans le temps de travail mais strictement en terme de valeur d'usage des biens et services réels produits).

1) Mise en œuvre d'un programme d'exportation de la technologie pour que le Tiers-Monde égalise ses capacités avec celles du reste du monde
2) Création d'un seuil minimum de revenu mondial.
3) Démantèlement du complexe pétrole/automobile/acier, recyclé en transports de masse (notamment transport ferroviaire).
4) Abolition des secteurs hypertrophiés constitués par l'armée, la police, la bureaucratie d'État, la bureaucratie d'entreprise, les prisons le « FIRE » (finance - assurance - immobilier), les sociétés de sécurité, les services de renseignement.
5) La force de travail libérée par 4) accomplit un travail socialement utile pour faciliter la réduction de la semaine de travail.
6) Programmes de test de sécurité dans le domaine de l’énergie : énergie de fusion nucléaire, solaire, éolienne etc...
7) Application du principe « le plus est le moindre » dans la mesure du possible (exemples : les téléphones satellites remplacent les lignes terrestre dans le Tiers Monde, les Cds bon marchés remplacent les systèmes stéréo coûteux, etc.)
8) Un programme agraire mondial concerté visant à utiliser efficacement les ressources alimentaires des États-Unis, Canada, Europe et développer l'agriculture du Tiers-Monde
9) Intégration de la production industrielle et agricole, éclatement des concentrations de populations et des mégalopoles. Cela implique l'abolition des banlieues, et la transformation radicale des villes. Les implications pour la consommation d'énergie seront profondes. Il est temps de prendre au sérieux la référence du Manifeste du Parti communiste sur la contradiction entre la ville et la campagne, et de poser, sur un plan programmatique, leur intégration mutuelle.
10) Automatisation de toutes les corvées qui peuvent être automatisées.
11) Généralisation de l'accès aux ordinateurs et à l'éducation pour que la classe ouvrière
participe pleinement à la planification régionale et mondiale
12) Gratuité de la santé et des soins dentaires
13) Intégration de l'éducation à la production, refondant par là l’idée même de ce que signifie l’éducation.
14) Intégration de R + D (Recherche et Développement), actuellement connecté au secteur improductif, dans une utilisation productive.
15) La forte augmentation de la productivité du travail permet, autant que possible, la distribution gratuite de nombreux produits de base, libérant ainsi les travailleurs (par exemple, les caissiers) dévolus à l’encaisse de l’argent et à la comptabilité.
16) Raccourcissement global du temps de travail.
17) Centralisation de tout ce qui doit être centralisé (par exemple l'utilisation des ressources mondiales) et décentralisation de tout ce qui peut être décentralisé (par exemple, le contrôle du processus de travail dans un cadre général)
18) Mesures pour réparer l'atmosphère, surtout l'élimination progressive de l'utilisation des combustibles fossiles.

Une fois de plus, en guise de conclusion, l'utilité d'un tel programme de base, dont une grande partie peut être rapidement mis en œuvre par le pouvoir de la classe ouvrière, est qu'il transperce les apparences des profondes déformations de la réalité produites par le développement fictif depuis la Seconde Guerre mondiale. Il vient aussi couper court aux débats abstraits sur les « formes d'organisation » (parti, classe,  conseils, soviets). Une fois de plus, nous ne voulons pas de soviets et de conseils ouvriers dans la finance, l'assurance, l'immobilier, et dans les nombreux autres secteurs, ci-dessus mentionnés, qui n'existent que dans le système capitaliste ; nous voulons abolir ces secteurs.

 

VIII. REGARD VERS L'AVENIR ; LA PLUS GRANDE OPPORTUNITE POUR LA CLASSE OUVRIÈRE MONDIALE DEPUIS 1917-1921

Cette crise, exprimant le désarroi profond de la classe capitaliste, offre à la gauche radicale anti- capitaliste la plus grande opportunité depuis la défaite de la classe ouvrière mondiale après la Première Guerre mondiale. A l’époque, c’était un siècle de domination du monde britannique et une phase d’accumulation capitaliste qui chancelaient, avec l’essor de la domination américaine en coulisse. Aujourd'hui, ce sont les décennies de domination mondiale américaine, et les 30 ans de décadence représentées par le « consensus de Washington » qui sont en question, et - plus crucialement, pour les raisons indiquées par la précédente analyse – il n’existe AUCUNE PUISSANCE capable de prendre le relai. Cet «état de faits » donne lieu à la fois à une lutte pour la réorganisation du capital mondial et à la possibilité pour la classe ouvrière d’un nouvel « assaut du ciel ». La plus grande crise capitaliste depuis 1929 est peut-être en train de préparer la plus grande révolte de la classe ouvrière depuis 1919. Les multiples défaites de la classe ouvrière entre 1914 et 1945 furent nécessaires pour consolider la nouvelle ère américaine ; les années à venir vont voir un combat similaire pour le remaniement du capitalisme et ce sera dans cette nouvelle situation où « les voleurs s’entrégorgent » qu'une possible percée révolutionnaire se produira.

Que le résultat de la crise financière de 2007-2008 soit une « récession » mondiale profonde ou une dépression pure et simple, le bagage idéologique des années 30 a été jeté par-dessus bord en quelques mois, voire quelques jours. Dans le même temps, le bagage idéologique pour le contrôle de la classe ouvrière de la période précédente – social-démocratie, stalinisme, keynésianisme - a été considérablement affaibli, au sein des grandes organisations sociales (socialiste, communistes et partis ouvriers, ou les démocrates américains, syndicats) qui auparavant soutenait le capital. Lorsque, en 1921, les révolutions russes et allemandes, les grèves de masse et les insurrections dans une douzaine d'autres pays ont été vaincues, l'étatisme capitaliste avait un grand avenir devant lui avec le stalinisme, le fascisme et le New Deal. Mais ces « solutions », comme toutes les solutions historiques réelles, ont nécessité des années de tâtonnements, des batailles de factions parmi les aspirants au pouvoir et, enfin, (comme je l'ai argumenté) la Seconde Guerre mondiale pour produire des lignes claires de reprise après 1945. En outre, elles se sont construites sur les idéologies et les institutions (surtout le mouvement socialiste mondial) qui s’étaient développées durant les décennies précédant la Première Guerre mondiale.

Aujourd’hui, au contraire, nous voyons la bourgeoisie occidentale, désarmée par sa propre idéologie néolibérale, retomber subitement dans le keynésianisme, injectant de centaines de milliards de dollars dans le système bancaire pour empêcher l'effondrement, et dépoussiérant des lois et des prérogatives oubliés il y a 70 ans pour faire passer ses mesures d'urgence. A peine, commençons-nous à voir la fin de cette séquence. Les figures du centre-gauche ont émergé dans la décennie passée - Paul Krugman, George Soros, Jeffrey Sachs, Joseph Stiglitz – disposées à être les architectes d'un capitalisme fraîchement réformé. À la mi-novembre, le « Groupe des 20 » (un G-8 élargi) se réunira à Washington pour entamer des discussions sur un « nouveau Bretton Woods »27. Nous pouvons être sûrs qu’on  se souviendra de cette conférence aussi vaguement qu’on se rappelle aujourd’hui des nombreuses conférences économiques ou sur le désarmement des années 1920 et 1930, tant vantées à l’époque. De telles questions ne sont guère réglées pacifiquement autour d'une table de conférence, comme l’a montré le cycle de Doha sur le commerce international (le moins important mais pas le moins porteur de rancœur), qui s’est étiré durant des années et a terminé en des effondrements répétés. Nous pouvons être sûrs que les États-Unis ne céderont pas tranquillement un pouce de leurs prérogatives impériales, en admettant une rétrogradation significative du dollar, le règlement de la dette externe des Etats-Unis (13 trillions de Dollars), ou des actions de contrôle de la part du FMI et de la banque mondiale. Ou, à défaut de cela, les concessions qu'ils feront, seront symboliques. Outre les candidats du centre pour la réorganisation du capitalisme mondial, nous pouvons également prévoir la réémergence de la droite autoritaire, (comme avec le fascisme dans l'entre deux guerres) ayant essentiellement le même programme que la gauche modérée, prêt à effrayer les « insurgés » potentiels en agitant la « défense de la démocratie (bourgeoise) ».

Les vrais problèmes auxquels est confrontée la conférence, qui se poseront aussi au travers de la confrontation internationale et la lutte de classe des prochaines années, seront, à tout le moins, la rétrogradation des Etats-Unis, qui reflète à la fois leur déclin économique et la puissance économique croissante de l'Asie, surtout l'Asie de l'Est. L'Asie a représenté 5 % du PIB mondial (mettons de côté pour un moment le contenu idéologique trompeur du « PIB ») dans les années 1960, elle en représente 35% aujourd'hui. D'une façon ou d'une autre, les capitalistes asiatiques insistent sur une reconnaissance institutionnelle de ce changement.

La vraie question, cependant, pour cette conférence et les prochaines sera d’empêcher précisément la mise en œuvre du programme décrit ci-dessus. Consciemment ou inconsciemment, la mise en retraite de la valeur (au sens de Marx) pour l'avenir de la reproduction élargie de l'humanité sera le vrai « invité surprise ». Cette conférence et celles à venir, avant, pendant et après les insurrections ouvrières et les confrontations internationales (et l'intersection des deux, comme dans la révolution espagnole de 1936-1939) porteront sur la façon de réorganiser le système mondial, en redistribuant les cartes avec de nouveaux joueurs à la table, et d'imposer un nouveau système de « relations de travail » à la classe ouvrière mondiale. L’enjeu sera de forcer à la réduction de l’accumulation du capital global  pour l’ancrer à un taux de profit adéquat, tel que le système y à procédé par à-coups depuis la fin des années 1960, sans pour autant trouver un équilibre (comme nous l’avons précédemment affirmé).

Il est de notre devoir de veiller à ce que la classe capitaliste mondiale échoue dans cette réorganisation, qui se fera à nos dépens. Hic Rhodus hic salta ! Voici Rhodes : saute ! Camarades, l'histoire nous a offert une opportunité qui, si nous n’en profitons pas, ne se reproduira pas dans nos vies. Il y a 90 ans, selon les mots de Rosa Luxemburg : « La révolution dit : j'étais. Je suis. Je serai ». Le futur est à nous, que ça passe ou ça casse.

Notes :

* Tous les 4 ans, au mois d’octobre, un coup d’éclat survient en pleine campagne électorale, « surprise » dont les instigateurs ne sont autres que le parti au pouvoir ou la principale formation politique d’opposition. Les exemples sont nombreux. On retiendra la fameuse « crise des missiles » d’octobre 1962, montée en épingle par l’équipe Kennedy alors que celle-ci était au courant de ce qui se tramait depuis des mois.

[1] Certaines personnes ont argué qu’en 1907 les États-Unis connurent une telle crise, mais je réserve mon jugement, qui sera dévoilé par l’étude qui suit.

[2] Doug Noland, un partisan de Hayek également influencé par le keynésien de gauche Hyman Minsky, a développé ce concept dans les années 1990 pour décrire l’essor de la « finance titrisée » (cf. ci-dessous dans le texte principal) qui se produisit après la mort de Minsky. Selon Noland, la « finance titrisée » a permis aux banques d’assembler et de vendre des flux de revenus (tels que les paiements hypothécaires) dans des obligations fantaisistes notées AAA, etc… qui elles-mêmes pouvaient être reconditionnées et revendues. Cela supplante la vieille conception « de 20ème siècle » de l’activité bancaire comme processus de dépôts et de prêts à travers de la création, selon des possibilités théoriquement infinies, de dette pyramidale, en outre maintenue « hors bilan » et non réglementée. C'est tout cet édifice qui, brutalement, s’est écroulé au cours de ces derniers mois.

[3] Cf. les travaux de Seymour Melman. Melman, tout en évitant le cadre d’analyse marxiste, a analysé la stagnation et la distorsion de l'économie post-1945 des États-Unis dans des œuvres telles que Our Depleted Society (Notre société appauvri 1965) et Profits Without Production (Les profits sans production 1982).

[4] La « capitalisation » est l’évaluation d'un actif (actions, obligations, immobilier) en termes de flux de trésorerie et de profit anticipés compte tenu du taux de profit généralement en vigueur. Lorsque le taux de profit général est de 5%, une obligation de 100$ portant intérêt à 5 % « vaut » 100$.

[5] Je remercie un ami possédant une longue expérience au sein de la Silicon Valley pour le développement qui suit au sujet de la capitalisation et de la techno-dépréciation : « Concrètement, cela signifie que lorsque les capitalistes adoptent un nouveau projet, ils estiment les futurs cash flow (flux de trésorerie) qui seront générés par ce projet et ramène ceux-ci à la valeur actuelle. Ils émettent alors des actions ou d'autres formes de droits à la propriété conformément à cette valeur actuelle estimée afin de financer le projet. Même si le projet doit être financé avec des bénéfices non répartis, à savoir, la liquidité en banque de l'entreprise, le capitaliste fera un calcul similaire afin de décider s’il choisit l’un des projets d'investissement possibles ou s'il serait mieux de retourner cet argent aux propriétaires de l'entreprise. Pour donner un exemple : il y a quelques années un grand fabricant de semi-conducteurs a emprunté plusieurs milliards de dollars auprès d'un consortium bancaire pour construire une fonderie de puces informatiques selon l’estimation qu’il faisait de la valeur en cours du projet proposé. Mais quelques mois avant de terminer l'usine, celle-ci s’avérait, en termes relatifs, sans valeur. Pourquoi ? Parce qu'une entreprise concurrente avait développé une nouvelle technologie qui lui permettait de produire des puces plus puissantes et selon des procédés beaucoup moins onéreux. La valeur de l'usine de la première entreprise est devenue totalement fictive en termes capitalistes. La première société a vendu l'usine à la casse, même si l'équipement intérieur n'avait jamais été utilisé.

[6] Pour en savoir plus, voir les textes traitant du capital fictif sur le site web Break Their Haughty Power web site http://home.earthlink.net/~lrgoldner, en particulier « Fictitious Capital for Beginners » (2007), « Once Again, On Fictitious Capital » (2003) and « Remaking of the American Working Class » (1999).

[7] Une fois de plus, voir le site web Break Their Haughty Power.

[8] A ce sujet et pour toute référence ultérieure aux questions monétaires internationales, nous ferions bien de rappeler la formule de Marx dans la section d'ouverture du capital vol. 1 (Ed 1976, Penguin, réimpression 1990) : « C’est sur le marché mondial et là seulement que la monnaie fonctionne, dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l’incarnation sociale du travail humain en général. » pp 240-241.

[9] A la veille de sa faillite, Pen Central était considérée comme une «valeur sûre » aux dividendes élevés.

[10] Aujourd’hui, en novembre 2008, la crise atteint une fois de plus la liquidité des entreprises,  et ce, malgré l'accumulation de cash réalisée par de nombreuses entreprises ces dernières années. de petites et moyennes ainsi que certaines grandes entreprises ont de plus en plus de difficultés à contracter des emprunts à court terme, ce qui les laisse ainsi sans liquidités alors qu’elles demeurent solvables.

[11] Le système de Bretton Woods, en vigueur de 1944 à 1971-1973, était conçu pour des taux de change fixes entre tous les grands pays, et bien sûr ancré sur le dollar américain, une once d’or valant 35 $. Les banques centrales (hors USA) accumulaient, en tant que réserves, dollar et or côte à côte, puisque le dollar était censé être « aussi bon que l'or ». L'histoire compliquée de l'effritement de cette combinaison a été racontée à plusieurs reprises, mais l'essentiel a tenu dans la décision unilatérale des États-Unis en août 1971 de rompre la parité dollar/or et de créer une monnaie papier standard. Les taux fixes furent abandonnés en mars 1973 et ne furent jamais restaurés ; le monde connut la récession la plus profonde (jusqu’alors) en 1974-1975.

[12] A nouveau, Le Capital vol. 1 (1976), pp 240-241.

[13] Proposition 13 en 1978, avancée par le populisme néoconservateur anti-impôt, fut adoptée avec succès et établit un plafond sur les impôts fonciers en Californie. Les écoles publiques de Californie sont passées en 30 ans de la catégorie de « meilleures » à  celle de « pires » des États-Unis.

[14] Au sein du marxisme, Le courant ouvriériste dans le marxisme aime désigner les luttes ouvrières de la période 1965-1977 (ou souhaiterait plutôt le voir ainsi) comme la principale « cause » de la crise des années 1970.
Je dirais au contraire, que la plupart des luttes des travailleurs de cette période était plus une REPONSE à l’accélération de la mise en place des conditions d’austérité. Je serais intéressé d’entendre des ouvriéristes me dire où ils situent l'insurrection des travailleurs à la base de la crise actuelle.

[15] R. Taggart Murphy. The Weight of the Yen (Le poids du yen 1996).

[16] Un LBO « leveraged buyout » (acquisition par emprunt) signifie prendre le contrôle d'une société avec de l'argent emprunté, puis emprunter beaucoup plus pour forcer l'entreprise à rationaliser afin qu’elle continue à honorer ses dettes, ce qui entraîne plusieurs fermetures d'usines et licenciements tandis que les investisseurs extraient la « valeur » de la société, qu'ils revendent quelques années plus tard pour percevoir un énorme profit. C’est un exemple classique du capital fictif en action, où le crédit engendre du bénéfice par la destruction, à l’opposé des phases précédentes du capitalisme caractérisées par l’investissement à long-terme.

[17] L'histoire de la classe ouvrière américaine dans ces années a été principalement une longue litanie de défaites : les contrôleurs de la circulation aérienne (1981), les conducteurs de bus Greyhound (1983), les travailleurs du cuivre Phelps Dodge (1984), les ouvriers des conserveries P-9 (1986), les travailleurs de Maine Pulp & Paper (1987-1988). Des dénouements plus confus caractérisent la grève du charbon de 1989 à Pittston (Virginie) ainsi que la grève du New-York Daily en 1990.

[18] Un élément clé des exigences du FMI (et du Trésor américain) auprès de la Corée impliqua l'ouverture du marché intérieur aux prises de contrôle étrangères tout comme il propagea localement le modèle LBO.

[19] Le schéma de Ponzi consiste à accumuler une dette pyramidale en versant des rendements exceptionnels aux prêteurs initiaux afin d’attirer plus de bailleurs de fonds, les rémunérations initiales étant payées avec l'argent des nouveaux prêts, pour se retirer finalement lorsque les dettes venant à échéance dépassent l’entrée de liquidité.

[20] Un banquier a récemment déclaré : « Ce que nous pensions être un « mur de liquidité » s'est avéré être juste « un mur de levier » ».

[21] Par « classe ouvrière productive », on désigne ici les travailleurs produisant les biens des sections I et II qui continuent le circuit capitaliste, en tant que moyens élargis de production ou de consommation pour ces mêmes travailleurs, par opposition à ces marchandises (énumérées plus haut) qui sont consommées de façon improductive. Encore une fois, Le Capital vol. 1 (1976), pp 726-727.

[22] En mettant en contraste 1815-1914 avec la période amorcée vers 1914, nous devons néanmoins garder à l'esprit les innombrables petites guerres coloniales survenues entre 1815 et 1914 pour la consolidation des empires, ainsi que la guerre de Crimée, la guerre de Sécession, les guerres relevant de la réunification de l'Allemagne, la guerre franco-prussienne, et les guerres du Japon contre la Chine et la Russie. Nous ne devons pas non plus oublier les énormes massacres et destructions engendrées lors de la révolte des Taiping en Chine à partir des années 1840 jusqu’aux années 1860. Cf. Sandra Halperin, War and Social Change in Modern Europe (la guerre et le changement social dans l'Europe moderne, 2004).

[23] Cf. The Grand Chessboard de Zbigniew Brzezinski (Le Grand Echiquier, 1997) pour l’excellente déclaration au sujet de cette stratégie mise en oeuvre pour conjurer le déclin impérial.

[24] La productivité a continué de s'améliorer dans le monde capitaliste avancé depuis la fin du boom d'après-guerre, mais pas aussi rapidement qu’auparavant. La productivité augmente pour le capital, pas pour la société. Si l'amélioration de la productivité ne profite pas au capital, elle n'a pas lieu.

[25] Cf. mon livre Vanguard of Retrogression (2001) sur ce phénomène de décroissance.

[26] Cf. mon article « Production or Reproduction » sur le site web Break Their Haughty Power. Against A Reductionist Reading of Capital In the Left Milieu, And Elsewhere.

[27] L'expansion du « G8 » (G7 avec la Russie) comprendra des nouveaux arrivants comme le Pérou, le Brésil, l'Inde, la Chine, l'Afrique du Sud, le Mexique et la Turquie. Ce « nouveau Bretton Woods » ne doit pas être confondu (heureusement) avec le précédent « Bretton Woods II » dans lequel il a été imaginé que le monde pourrait à jamais tolérer une hémorragie de dollars sous forme de déficits de la balance des paiements américaine. Au cours des 14 derniers mois, « Bretton Woods II » a renvoyé le « découplage » dans le débarras des idéologies capitalistes.

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