De l'entreprise à la société : le règne de la division

Communiqué n°11 - Mars 2013

Batiment en ruine• En ce début d'année 2013, sur mon lieu d'exploitation, le directeur de mon département ainsi que le responsable de production nous ont fait stopper le travail en nous conviant, nous, simples ressources humaines, à rejoindre une des salles de réunion. Étant devenu courant au sein des entreprises d'évaluer constamment les salariés, il est aussi intéressant de passer au crible l'argumentation qu'utilisent les managers pour motiver leurs troupes et ceci afin d'en souligner les aspects incohérents d'un point de vue ouvrier, donc ressenti de l'intérieur. Une fois tous installés dans une des salles où nous avons été conviés viennent quelques blagues (à la con) assaisonnées de leurs meilleurs vœux pour l'année à passer, le tout histoire de détendre stratégiquement l'atmosphère avant de passer aux choses plus sérieuses. En tout cas, à priori, il est déjà clair que l'annonce qui nous sera faite ne sera pas une restructuration du personnel, du moins pour l'instant. Tout le monde sait que durant la recherche d'un emploi nous nous voyons obligés à placer une formule de politesse creuse à la fin d'une lettre de motivation de ce type : "je vous prie de croire, Madame, Monsieur, à l'assurance de mes sentiments respectueux". Ceci afin d'espérer obtenir la bonne grâce du recruteur qui lit notre lettre dans l'espoir d'avoir une chance d'occuper un emploi prochainement. Dans le cas présent, les meilleurs vœux sont souhaités dans l'espoir d'obtenir notre consentement, et d'ailleurs toute la stratégie de communication qu'il y a eu au cours de cette réunion et même en dehors le confirme. C'est donc dans un climat quelque peu plus détendu que le plus haut gradé de nos deux protagonistes commence son speech, et c'est sans la moindre surprise qu'il nous annonce que l'économie se porte mal, très mal même. Ou devrai-je dire que ça n'est plus une surprise, mais il y a de ça un certain temps, courant 2008, je m'étais hasardé à annoncer à certains collègues que la crise était bien plus grave qu'annoncée et qu'elle nous toucherait aussi. C'est de défaitiste que je fus qualifié. Ce n'est que quelques mois plus tard au cours d'une réunion portant sur l'état du marché, ainsi que sur les ventes réalisées par l'entreprise, que, de manière officielle, la direction nous avait informés de la situation qu'elle jugeait très critique et bien plus grave que prévu, contrairement à ce que de prétendus spécialistes que sont les économistes affirmaient quelques mois auparavant. La hiérarchie nous avait alors mis en garde ; ceci en annonçant qu'elle envisageait dorénavant le pire, et ce même si dans quelques mois les économistes parlaient d'une éventuelle reprise. C'est après ces paroles quelque peu plus conscientes qu'à l'habitude venant de la direction, qu'un collègue présent à cette réunion m'ayant qualifié de défaitiste quelques mois auparavant n'a pas manqué de me regarder avec un petit sourire en coin. C'est que dorénavant ce dont j'avais parlé par le passé se vérifiait dans les faits. Une fois sorti de réunion, je fus d'ailleurs quelque peu questionné, c'est à la suite de ce petit intérêt passager que j'ai révélé que je lisais de temps à autre des analyses sur la crise inspirées du Capital de Karl Marx. Toutefois, et il est important de le signaler, à l'époque ma vision était encore largement mécaniste et catastrophiste. Que dis-je là? C'est que tout simplement je pensais que le capitalisme allait s'écroulé de lui même du fait de ses contradictions et ce à bref échéance, ce qui j'en conviens aujourd'hui était une bien veine illusion. Puisque la direction de mon entreprise semble avoir compris que les économistes ne savent pas de quoi ils parlent, l'on serait tenté de penser qu'ils vont remettre en question le capitalisme, mais c'est sans compter sur le fait que leur intelligence s'arrête là où les bénéfices de l'entreprise diminuent.

Cachets• Bien que l'atmosphère ait été apaisée c'est tout de même sur un ton légèrement alarmiste que le directeur nous confie être quelque peu inquiet, compte tenu du fait que notre productivité est en dessous des attentes des actionnaires. Tout en nous assurant en même temps, que nous nous en sortons pas trop mal par rapport aux concurrents, mais seulement voilà la volatilité du marché fait et fera qu'il nous faut faire attention et ce surtout que la compétition est rude. C'est la guerre des prix, il faut absolument baisser les frais pour vendre moins cher. Prenons un exemple : les tuiles qui se vendaient il y a un an à 25 euros le m², se vendent aujourd'hui seulement à 15 euros et c'est encore en train de baisser ; donc pour rester compétitif, il nous faut être plus attractif au niveau des prix, ce qui ne peut se faire qu'en augmentant les cadences de production couplées à une diminution de l'utilisation des matières premières. Dans tous ces impératifs heureusement que la loi est là pour nous aider, en effet prenons un autre exemple : un objet vendu comme étant du 5 mm d'épaisseur, après une économie sur les matières premières ne fait plus que 4,6 ce qui n'est plus vraiment du 5 mm, vous en conviendrez. C'est pourtant vendu comme faisant 5 mm, c'est de l'arnaque mais c'est légal, donc ça n'est pas une escroquerie, c'est ainsi. Forcément, la qualité est légèrement inférieure à auparavant,  mais ça n'est pas pris en compte puisque officiellement c'est la même épaisseur. L'on remarquera tout de même que la valeur d'usage d'une marchandise donnée, dans le cas ci-dessus des tuiles au m², ne change pas d'un iota qu'elle coûte 25 ou 15 euros. En effet, quelque soit le prix de vente de celles-ci, elles serviront de la même façon à couvrir un toit, il n'y a que pour la loi de la valeur capitaliste que cela change quelque chose. Puisque pour le capitaliste seule la valeur d'échange compte, il aura toujours tendance à diminuer la qualité des produits pour maximiser les profits tout en essayant que ça ne se remarque pas. Car si ça se remarque il risque de perdre des clients et donc des profits. Dans pareilles conditions il n'est guère surprenant de retrouver du cheval dans des lasagnes faites normalement avec de la viande de bœuf, puisque la viande de cheval est moins chère1. Alors même qu'il y a de ça quelques temps, nous avons vu une équipe se faire éliminer suite à plus d'un an de chômage économique de un à deux jours par semaines, il nous est aujourd'hui demandé de produire plus, alors qu'avec une équipe en moins ils nous arrivent encore de chômer et ce presque toutes les semaines. D'ailleurs il est connu de tous, que les actionnaires rêvent d'en supprimer encore une afin de tourner désormais en 3 pauses et encore réaliser des économies. Mais seulement voilà ça n'est pas possible, nous ne produisons pas (encore) assez vite. C'est de manière mélodramatique que nous est contée la crise de l'économie, celle-là même qui est une des causes pour laquelle nous allons tous devoir trimer plus, enfin certains plus que d'autres, car effectivement l'agent de méthode par exemple ne fait pas grand chose tout comme un chef d'équipe d'ailleurs.  Puisqu'il faut bien nous balader c'est vers la Flandre qu'on nous invite à retenir notre attention, précisément à Genk où la prochaine fermeture des usines Ford touche des milliers de familles, notre directeur nous assure d'ailleurs connaître des familles touchées par cette catastrophe sociale. Même si c'est sans doute vrai qu'il connaît des familles là-bas, n'oublions pas qu'il s'agit de mettre mentalement en condition les auditeurs que nous sommes afin que nous acquiescions en fin de réunion à la réorganisation du travail qu'il proposera, enfin je veux dire qu'il nous imposera. En prenant un peu de recul, il est évident que l'exemple de Ford Genk ne servait qu'un objectif : nous inspirer la crainte de perdre notre emploi dans les années à venir. Par conséquent, nos deux responsables ne pouvaient qu'annoncer qu'ils ne voulaient pas qu'ici l'entreprise fasse comme Ford Genk et ferme dans cinq ans. Pareil scénario ferait que la vie de certains d'entre nous serait brisée et il ne faut pas que ça arrive, d'ailleurs dans pareil cas nos responsables se verraient congédiés aussi, du moins certains d'entre eux. Le ton largement péremptoire fait et fera que presque personne ne répliquera. C'est la hiérarchie qui décide point-barre. Oui mais... Non! C'est la hiérarchie qui décide je te dis!  Ce qui est clairement sous-entendu dans les propos de la hiérarchie c'est que celui qui ne trime pas plus qu'avant met en fait les autres en danger ; c'est donc tout à fait logique de se débarrasser de lui et avec l'accord de ses collègues c'est encore mieux. Une bonne gestion des ressources humaines c'est par exemple d'utiliser à fond le capital humain disponible, ce faisant, étant entendu que chaque ouvrier qui ne fait rien durant 2 minutes coûte de l'argent à l'entreprise, l'occuper un maximum doit donc être la nouvelle norme. L'idée que l'ouvrier rapporte plus que ce qu'il ne coûte à l'entreprise ne semble pas effleurer leurs esprits, n'oublions jamais que le salariat est une exploitation et que seule la lutte nous a offert quelques libertés. Sans lutter ils prendront le plus possible c'est un fait, désamorcer les luttes avant qu'elles n'aient lieu voilà en quoi la bourgeoisie excelle depuis trop longtemps. Avant de continuer, voici une petite règle de base à ne pas oublier : ne jamais perdre de vue le caractère spécieux de la logorrhée d'un gradé. C'est fort de cette règle qu'une fois rentré chez moi, je me suis renseigné sur le cas de Ford Genk. Bien entendu les ouvriers de Ford Genk ont aussi été sommés d'augmenter les cadences au début de la crise2 on en voit aujourd'hui le résultat. Voilà qui est surprenant, ils ont oublié de nous le dire ça. C'est un pur hasard sans doute ? Mais il serait terriblement naïf d'attendre autre chose que des omissions de la part de ce genre de sinistres individus. Utiliser un terme aussi dur que "sinistres individus" n'est-il pas exagéré? Assurément non et d'ailleurs un des membres du conseil d'administration du groupe pour lequel je travaille, lors d'un de ses habituels coup de gueule, s'est permis de dire à la délégation syndicale avec un rire sardonique qu'il allait investir en Chine. Oui vous avez bien lu son rêve semble être une dictature dans laquelle les syndicats sont inféodés à un parti unique dictatorial. Comme quoi ce qu'ils appellent crapuleusement "communisme" est aimé de certains bourgeois voir même admiré. A la suite d'un bref tableau de la situation de l'économie à l'échelle mondiale, la situation allemande en particulier nous a été exposée : en effet là-bas, les ouvriers coûtent moins chers qu'en Belgique et l'Allemagne est la première puissance économique de l'Union Européenne. Doit-on comprendre à la lumière de cette information que l'on gagne trop ? Ou encore à n'en pas douter que les actionnaires qui sont, comme chacun sait, de grands humanistes, aiment tellement les belges qu'ils investissent ici en Belgique plutôt qu'en Allemagne. On n'en saura rien. Mais on accordera que l'Allemagne c'est moins pire que la Chine pour le coup. Toujours est-il que les coûts à l'heure pour un salarié ne sont pas les seuls paramètres à prendre en compte, effectivement il y a aussi la productivité à l'heure qui, pour la Chine, par exemple, n'est pas très haute. Ainsi, la Chine a, en 2010, détrôné les USA en produisant dorénavant plus pour le marché mondial, 19,8% contre 19,4% pour le second. Mais ceci se réalise en Chine avec une main d'œuvre dix fois plus élevée qu'aux USA, ce qui témoigne d'un gouffre abyssal au niveau de la productivité entre ces deux pays3. Ainsi, comme on l'a vu pour l'un son idéal est la Chine, pour l'autre c'est l'Allemagne et pour encore un autre, désormais parti et sévissant donc ailleurs, c'était le Japon et Toyota. C'est ainsi qu'il y a 5 ans environ j'ai appris l'existence de la méthode KAIZEN. À l'époque je trouvais le concept fort séduisant. En effet, lorsque l'on m'expliquait qu'il fallait écouter les ouvriers pour améliorer un poste de travail, étant donné que c'est lui qui connaît le mieux son poste, je ne pouvais qu'être d'accord, car effectivement ça n'est pas à quelqu'un d'extérieur de t'apprendre ton boulot. Néanmoins, le principe de l'amélioration continue ne semblait pas avoir de limite ce qui me laissait dubitatif, mais finalement ça n'est pas moins illogique que la croissance illimitée sur l'espace limité qu'est la planète Terre. Ce n'est qu'environ trois ans plus tard que j'ai appris l'existence d'un livre décrivant les conditions déplorables dans lesquelles travaillaient les ouvriers de chez Toyota, l'usine y était décrite comme l'usine du désespoir4. À la lecture de ce livre on se dit que Toyota c'est un peu comme la Chine, c'est-à-dire une prison, mais à une échelle réduite, celle d'une usine ou, si on veut, d'un groupe d'usines reliées entre elles par le système informatique. Au final, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre ; tous à jeter au plus vite dans les poubelles de l'histoire. Le but du système Toyota, consistant à faire participer l'ouvrier à l'amélioration de son poste, est en fait qu'il lui sera plus difficile par la suite de remettre en cause la dite amélioration, puisqu'il a lui même contribué à la mettre en place ; la remettre en question revient à devoir renier son propre investissement. Qui-plus-est, il faut en plus reconnaître qu'on s'est fait avoir ce qui n'est pas toujours facile. Après nous avoir mis en condition avec le cas de Ford Genk, il nous est enfin présenté le but de notre présence dans cette salle : l'annonce de la mise en place d'un groupe de travail. Le groupe en question n'a pas vocation à être pérenne, il est donc provisoire et ne prendra pas la place du chef d'équipe, ceci n'est pas son rôle. Selon le principe LEAN, il a pour objectif principal de standardiser nos méthodes de travail et de faire la chasse aux gaspillages de temps de travail disponible – la réduction de l'utilisation des matières premières est déjà réalisée donc il faut désormais s'attaquer au rendement des ouvriers. Après une petite présentation de la fonction de ce groupe de travail, un collègue demanda si c'était comme le système Toyota et il lui fut répondu que non mais que notre système de gestion était relativement bon. Après ma petite enquête le LEAN est bien le système Toyota mais ayant été adapté à l'Occident5. Nos chers responsables semblent décidément expert dans l'utilisation de sophismes à tout va ainsi que dans les omissions.

Masses dans la rue• C'est camouflée derrière la promesse que chacun d'entre nous trouvera désormais son poste de travail propre à son arrivée que la secte managériale tente de nous refourguer subrepticement une exploitation accrue, ceci par le truchement d'un contrôle de plus en plus oppressant de nos moindres faits et gestes. Fumer ? Non tu n'en as pas le droit, d'ailleurs il n'y a pas de fumoir à l'usine, ça n'est qu'en cas de dérogation spéciale que tu en as le droit exceptionnellement une fois à l'occasion. Manger ? Certains ont bel et bien une pause pour manger, mais les ouvriers sur les lignes sous un régime de pauses n'ont pas d'arrêt prévu et doivent manger en travaillant, ce qui n'est pas toujours facile, surtout en ajoutant toujours plus de travail. Lire ? Non c'est interdit, pourtant tu es censé avoir le temps de manger à ton poste et... donc aussi de lire durant 10 minutes par exemple. Le seul droit que tu as, c'est de travailler et encore pas comme tu veux, en effet il faut que ça soit de manière standardisée. Comme dans toute les prisons nous sommes désormais fichés, oui nous avons été pris en photo et ci et là traîne l'une ou l'autre caméra. Mais soyez rassurés elles ne filment pas, elles prennent juste des séries de photos. Soyons clairs, jusqu'à un certain degré, standardiser une méthode de travail peut être salutaire, en effet il n'y a par exemple pas mille façons de régler le brûleur d'une chaudière, ni même de changer un pneu à une jante. Mais c'est bel et bien derrière cette réalité d'une banalité évidente que se cache la secte managériale pour tenter de justifier l'injustifiable. Parlons de ce que je vis au niveau de mon poste. À cet endroit par exemple ça semble mal parti. En effet la méthode de travail pour celui-ci est presque inapplicable depuis sa modernisation récente. Dorénavant, si je fais tout mon travail dans les règles, je perds un temps fou en réglage de toutes sortes et la direction me tombe dessus car je suis trop lent, la tentation est donc de bâcler le travail afin d'aller plus vite, mais cela induit un risque pour la qualité et si un problème qualité d'une certaine durée est détecté, c'est le recadrage. Bref la direction te tombe dessus aussi. Toujours est-il qu'en bâclant le travail il y a la possibilité de manger plus ou moins tranquillement, en effet il suffit par exemple de faire des contrôles de qualité fictifs. En tout cas heureusement la copie ne vaut pas l'original, ici ce n'est pas comme chez Toyota - encore heureux ! - il nous reste donc encore quelques libertés. En plus, une chance pour nous (!!!) et... nos libertés justement, le responsable de production durant la réunion de ce début d'année s'est excusé de n'avoir été que trop peu présent sur les lignes, et d'avoir délaissé son rôle qui est d'assurer un management de proximité. Merde tu parles d'un cadeau, en ce début d'année t'apprends que dorénavant il va être plus souvent là. Comme je disais, les vœux n'étaient pas sincères, on en a la preuve. En plus, et ça n'engage que ma réflexion personnelle, le terme management de proximité, me fait en fait penser à police de proximité. Comme partout ailleurs gagner moins en travaillant plus est désormais devenu réalité. Même si les salaires nominaux n'ont pas encore été rognés - enfin par endroit ça l'a été mais ça n'est pas généralisé - et que l'index n'est pas encore supprimé et ce malgré les injonctions des instances européennes, l'on gagne moins qu'avant ; tout le monde s'en rend compte. C'est que la bourgeoisie a depuis longtemps compris qu'il lui est plus facile de baisser les salaires à travers la hausse du coût de la vie que par une baisse des salaires nominaux. En effet, la lutte face à l'augmentation du coût de la vie étant bien plus difficile à mettre en œuvre qu'une grève au sein d'une entreprise contre une baisse de salaire annoncée par la direction. Cette réduction des coûts de production était possible avant la crise, mais seulement voilà il leur fallait un alibi. La crise faisant l'affaire, c'est à travers la conjoncture économique difficile qu'ils veulent nous imposer une exploitation de plus en plus accrue. Est-ce qu'on va les laisser faire longtemps? L'histoire se prononcera. L'on remarquera qu'une crise est un état momentané ou alors ça n'est plus une crise mais le fonctionnement normal du capitalisme en phase d'obsolescence, il en résulte donc que l'actuelle austérité généralisée sera permanente et non pas temporaire, et ce même si la croissance économique reprend de manière à ce que l'on annonce la fin de la crise.  Dans ces conditions qui s'annoncent de plus en plus dures et voyant les droits ouvriers désintégrés les uns après les autres sans que ne s'amorce une large résistance de la part des exploités, il est très important de s'interroger sur l'origine réelle de la crise économique afin de contrer les mystifications de la fausse conscience bourgeoise. Mais tout aussi importante est la critique de l'anticapitalisme qui lui aussi est en crise depuis plusieurs décennies. Pour s'en rendre compte il suffit de regarder le nombre de sectes formées par de poussiéreux léninistes, puis de constater le décalage qui va croissant entre la réalité sociale que nous vivons et leur idéologie avant-gardiste issue d'une autre époque et qui, malheureusement, est toujours majoritaire à l'extrême gauche. Ainsi il suffirait qu'ils prennent le pouvoir (en se servant de nos souffrances comme marchepied) pour que ça change. On nous a déjà fait le coup et on n'oubliera pas que Trotsky était un partisan de la militarisation du travail. Ma modeste condition d'ouvrier n'a vraiment rien à envier à celle que vivait un ouvrier dans l'Union dite Soviétique.

• Reparlons maintenant de Ford Genk. Oui, revenons à ce drame social que le flicage de nos vies mornes au travail (mais aussi en dehors) prétend vouloir nous éviter, tout en évitant comme on l'a vu de nous dire qu'à Genk aussi on avait augmenté les cadences avant l'annonce de la fermeture. Mais laissons de coté cette omission et imaginons que chacun d'entre nous trime désormais beaucoup plus, imaginons même que nous gagnions la compétition interentreprises et bien moi j'affirme que le problème ne serait pas résolu mais seulement déplacé. Tout comme notre directeur connaît des familles touchées par la fermeture de l'usine Ford, certains d'entre nous risquent aussi de connaître des familles touchées par la fermeture du dit concurrent et il pourrait même s'agir d'un proche. En voulant sauver notre peau, on met les autres dans la merde ni plus ni moins. Organiser la riposte face à la banalisation de la précarisation de nos vie est un impératif qui se fera toujours de plus en plus pressant dans les mois/années à venir. C'est afin de désamorcer par avance cette riposte que la secte managériale organise savamment la division au sein des ateliers. L'on me rétorquera peut-être que le concurrent est dans un autre pays et que par conséquent il n'y a que peu de chances que des proches soient touchés. Certes, mais seulement voilà, la secte managériale a une influence mondiale, ses méfaits ne s'arrêtent pas à une entreprise mais à des centaines rien qu'en Belgique. Qui n'a pas dans sa famille quelqu'un atteint par une dépression souvent due à une condition de vie de plus en plus minable qui nous est imposée notamment au travail ? Tout le monde en connait, mais il ne faut pas trop en parler au travail. En effet, la secte liberticide qui sévit sur le lieu où tu perds ta vie à la gagner scrute attentivement les problèmes de chacun, et parfois se vante même de savoir sur qui elle peut faire pression après l'avoir détecté comme fragilisé puisque ayant des problèmes familiaux. Voilà donc en sauvant ta peau, tu mets les autres dans la merde, mais en plus tu aides à ta propre élimination.

• Comme dit le dicton : il faut diviser pour mieux régner. C'est donc en toute logique que la division est organisée au sein des ateliers. Ainsi, au début, nous gagnions tous la même paye dans l'équipe en dehors du service technique et des chefs d'équipe qui eux avait un salaire différent. Puis l'entreprise fit appel à Optimor, une agence de consultants spécialisés dans la classification des fonctions. Ainsi dans l'atelier a été réalisé une classification en sept différents grades de nos postes respectifs accompagnés d'un salaire différé pour chaque grade. Plus tu es haut et plus tu gagnes, comme dans le capitalisme en général. Ensuite, chaque classe est en plus subdivisée en quatre rangs différents et pour gravir les échelons il faut passer des évaluations. Si tu rates, tu es un looser, tu dois donc améliorer les points qui ont été jugés comme négatifs. C'est ainsi que dorénavant c'est au mérite que tu verras ton salaire légèrement augmenter.  À l'époque, n'ayant pas calculé l'absurdité de ces évaluations, j'y avais participé et à ma grande surprise j'avais réussi. Je fus donc légèrement augmenté, ce qui suscita une certaine jalousie de la part de certains collègues. Ces évaluations sont un peu absurdes puisque, en définitive, l'épreuve est réalisée par des profanes n'y connaissant que très peu sur la réalité du travail en question. Ils n'en ont qu'une déformation théorique relativement abstraite. Cela se remarque aisément aux questions posées qui, pour la plupart, ne portent pas sur ton poste, mais sur l'entreprise en général et notamment sur ce qu'est le LEAN. En clair, ils vérifient ton niveau d'intériorisation des stupidités véhiculées par l'idéologie du management participatif dont le LEAN est une des multiples ramifications. Intériorise, renie ta personnalité et tu réussiras peut-être dans le travail. En tout cas attention, gare à toi en ces temps de crise si tu fais grève une fois dans l'année, tu ne réussiras pas ton évaluation, et si tu ne fais jamais d'heures supplémentaires, c'est pareil. Si l'envie de faire grève au sein de l'atelier se fait sentir, certains de tes collègues vont hésiter encore plus qu'auparavant, car, voilà, prochainement certains passent leur évaluation et faire grève serait un point négatif. C'est que, lors du passage de l'évaluation, tu es seul devant plusieurs responsables, du coup tu te sens vulnérable ; bien entendu, c'est fait exprès. Le pire c'est que la classification des fonctions se réalise avec l'aide des syndicats6, grâce auxquels nos consultants promettent une baisse des salaires sur le long terme dans la plupart des cas6. Ce qui veut dire qu'il y a forcément des ouvriers moins payés qu'avec l'ancien système. Qu'il est loin le temps ou après quelques années d'ancienneté dans la boite tu étais augmenté automatiquement, maintenant tu dois faire tes preuves à tout moment. Un moyen de pression supplémentaire est la gestion en flux-tendu inspirée du toyotisme, ainsi l'on ne produit plus de grandes quantités à la chaine comme du temps du fordisme pour ensuite les vendre. Non, on vend d'abord selon les exigences du client en fixant une date, puis on fait pression sur les ouvriers pour réaliser la commande dans les délais prévus sous peine de perdre le client. Parfois le produit vendu n'est même pas encore conçu, donc il est difficile de savoir quand on pourra le produire, mais la pression est là. Cette gestion en flux-tendu a en plus l'avantage de limiter la tendance à la surproduction du capitalisme, ceci en s'adaptant relativement vite aux demandes du marché grâce à la flexibilisation demandée aux salariés et au recours au travail intérimaire de plus en plus courant. L'intérêt de la standardisation et des procédures ISO est bien de rendre le travail accessible un maximum au premier venu afin de nous rendre interchangeables à souhait. Après tout ça, on se dit qu'il est loin le temps où des artisans pratiquaient avec passion et art leur métier.

• Environ deux semaines après l'annonce de la mise en route du groupe de travail, le voilà mis en action. Il n'aura pas fallu longtemps pour que les surveillants soient qualifiés de « SS » par certains ouvriers, bien que la comparaison soit totalement exagérée. Il est tout de même intéressant de signaler que le management participatif a entre autres inspirations une origine nazie. Ainsi le modèle du management participatif japonais ayant inspiré le monde entier était la Sânpo, une organisation née à la fin des années 1930 afin d'augmenter la productivité dans un Japon en pleine remilitarisation. La Sânpo avait été construite sur le modèle des Arbeitsfronts nazis par les autorités militaires voulant mobiliser les japonais derrière leur projet de conquête coloniale7. Sous ses airs plaisants, le management participatif a une histoire peu glorieuse savamment cachée. Une raison de plus pour le mettre en échec, mais malheureusement même si tu arrives à échapper à la secte un instant, ses tentacules te rattraperont ailleurs. Si dans ton entreprise tu entends parler de flux-tendu, de kaizen, de lean, une seule chose à faire se méfier, bien qu'il ait toujours fallu se méfier mais aujourd'hui encore plus sans tomber dans le crétinisme conspirationniste bien entendu.

Manifestation ouvrière• En dehors du monde de l'usine, les bourgeois à la tête de l'Etat tentent aussi de nous opposer entre flamands et wallons. Aujourd'hui les dirigeants syndicaux ont le plaisir de défendre la solidarité face au régionalisme flamand. Présent perpétuel aidant, ces dirigeants font mine d'oublier que lors du combat héroïque qu'a mené le prolétariat en Belgique durant l'hiver 1960/61, les man ipulations de la tendance d’André Renard au sein de la FGTB avaient divisé les masses de grévistes en amenant le poison du fédéralisme wallon au centre des questions du moment, insultant et dénigrant ainsi le combat mené par les camarades en Flandre. Quelques mois après la fin de la grève du siècle, en octobre 61, naissait sous la houlette d’André Renard, le Mouvement Populaire Wallon dont l'existence avait pour but ultime de canaliser la colère ouvrière qui faisait suite à l'échec de la grève devant son objectif minimum qu'était le retrait de Loi Unique. Le MPW fût un échec, les ouvriers ne s'intéressaient guère au régionalisme, mais son rôle de parasitage de la lutte des classes a relativement bien fonctionné. La bourgeoisie, ayant depuis longtemps compris que les syndicats sont à ses bottes (à l'exception bien entendu d'une minorité de patrons particulièrement réactionnaires et encore viscéralement anti-syndicalistes). Elle a d'ailleurs officialisé cette collaboration. Elle qualifie donc désormais les syndicats de partenaires sociaux. Ce qu'ils sont effectivement devenus. C'est ainsi que sûr de ses forces, chaque jour elle crache sur l'intelligence des prolétaires qu'elle pense trop stupides pour comprendre que le syndicalisme n'est là que pour les empêcher de valoriser leur force de travail,  provocation qui un jour ne manquera pas d'allumer un incendie.

• Aussi certains postmodernistes de gauche tentent de nous faire croire qu'il y a un pouvoir blanc et qu'il y aurait une culpabilité de blanc à faire soigner. Comme si nous ne subissions pas encore assez de division, l'on essaye de nous diviser entre exploités au nom de l'histoire de la colonisation. La vacuité de ce sophisme se montre dans toute son étincelante vérité à la lumière de la restructuration chez Arcellor-Mittal en région liégeoise, en effet, la majorité des ouvriers de cette sidérurgie sont des blancs qui voient leur vie brisée par la décision d'un grand industriel nommé Lakshmi Mittal, un non-blanc d'origine indienne géant de la sidérurgie, voilà qui ne cadre pas trop avec leur raisonnement. Que nos postmodernistes aillent donc expliquer aux métalos de chez Mittal qu'ils sont exploités par le pouvoir blanc et qu'ils vivent sur le dos des non-blancs, histoire qu'on rigole un petit peu. Même si par l'intermédiaire d'une gymnastique théorique, nos postmodernistes diront : oui mais être blanc ce n'est pas une question de couleur de peau, mais une question de race sociale. Ce qui en gros revient à dire que le patron de Mittal est indien oui, mais que par son rang social il est de la race sociale du blanc et que donc c'est un blanc, comprenne qui pourra ! Qui peut sérieusement croire qu'avec ce genre de théorie on ne va pas exacerber toute forme de communautarisme ? Voir même pousser des ouvriers, dans ce cas précis des métallurgistes, à se méfier de cette fameuse gauche et ainsi finir, par dépit, à soutenir l'extrême droite ?

• Quant aux chômeurs, ils sont culpabilisés et considérés comme des fainéants. On voudrait nous faire croire qu'ils ne servent à rien et qu'ils profitent tous du système. Pourtant sous le capitalisme, ils ont une fonction essentielle, un rôle hautement politique même : celui de faire peur aux travailleurs ayant encore le luxe de perdre leur vie à la gagner. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si derrière l'intensification des contrôles de l'ONEM se trouvent notamment les injonctions de la Fédération des Entreprises de Belgique. C'est qu'à force de traquer les chômeurs on les pousse à accepter n'importe quoi comme travail, souvent très mal payé, ainsi chaque travailleur sait ce qui l'attend au chômage. Il sait aussi que beaucoup de chômeurs rêvent d'être à sa place. Tirer les salaires vers le bas, voilà bien entendu le but réel des contrôles de l'ONEM.

• Ainsi, l'un des défis de notre époque est bien de partir de nos conditions fragmentées à tous, et finir par nous unir dans une lutte commune face au Capital, notre ennemi commun. L'austérité généralisée risque fort bien de pousser les prolétaires exclus du système de production à se rendre compte que les industries, logements et services publics bien que fermés ou inoccupés peuvent toujours servir à la population. Ceci en les squattant ou en les remettant en route sans autorisation. Mais cela suppose déjà un pas vers l'instauration d'un autre système économique dans lequel la propriété, privée ou d'Etat, des moyens de productions sera abolie.

Références :

[4] Voir les conditions exécrables dans lesquelles se déroulait le travail chez Toyota dans ce bouquin : http://www.marxists.org/francais/general/satoshi/works/00/toyota_index.htm

[5] Le terme de "Lean" a été utilisé pour la première fois en 1987 par des chercheurs américains du MIT (Massachussetts Institute of Technology), notamment James P. Womack et Daniel T. Jones, pour qualifier les méthodologies de gestion d'entreprise développées au Japon, dont la réalisation la plus connue est le TOYOTA Production Système (T.P.S.). La création du nouveau terme de "Lean" résultait de la nécessité de désigner les méthodologies - et pas seulement le Système de Production Toyota-, constituant un ensemble incluant aussi bien le design que la production, les achats et la gestion relation client. : Philippe Rouzaud - Salariés, le LEAN tisse sa toile et vous entoure...

[7] Extension au domaine de la manipulation - Michela Marzano.

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