Nous venons de publier une note de lecture : Algues vertes, L’histoire interdite

La révolte du poisson (Partie 1)

Communiqué n°12 - Avril 2013

Récit d’un ex agent territorial licencié par une municipalité de gauche (Front de gauche-Parti socialiste-Europe Ecologie Les Verts)

Tous les chemins mènent au bocal

1

     Je m’apprête à rentrer dans le bocal.
     Pour l’atteindre, je me suis levé de bonne heure. Comme chaque jour.
     Par temps clair ou gris, je sors de la maison ou ma petite famille dort encore. Voiture,  vitesse, parking du cimetière où des emplacements sont encore accessibles à la différence de celui de la gare, toujours plein. Marche rapide sur le trottoir en compagnie d’inconnus familiers rencontrés chaque matin, au même endroit. Aucuns mots. Parfois des petits sourires, des formes d’excuses muettes révélant une culpabilité à ne pas faire l’effort de se parler.
     Aller au travail en ce début de vingt et unième siècle est comparable à une montée au front en temps de guerre. Même si le soir, chacun rentre chez lui vivant et sans blessures apparentes. Enfin presque.
     Dans la tête de l’homme ou de la femme du soir un carnage invisible peut tuer l’envie de rire. Comme ça ! La gadoue d’une journée éreintante à l’esprit, la détermination moribonde à vivre quelque chose de neuf, une résignation habile à modifier la générosité en violence.
     Sont aussi possibles, entre l’homme et la femme du soir, des mots aigres doux. Un combat différent de celui vécu sur le lieu du travail avec sa hiérarchie ou ses collègues hargneux. Son origine proviendrait d’un ennui soudain, un de ceux prenant sa source dans l’informulable réponse à la question du « quoi-faire ».
     Certains ne s’en remettent pas, ou s’en remettent lâchement au pouvoir soporifique de la télévision, manière de mettre en parenthèse leur mal être. Et le couple continue sa prestation de couple, bon gré, mal gré, sauve les apparences d’une union que la société affirme sacrée. 
     Avant d’en arriver là, l’homme ou la femme du soir est Celui ou Celle du matin. Il ou Elle sert les dents, baisse les yeux afin d’ignorer la mécanique des gestes quotidiens. Une petite mort préfigurant la grande, ce trou noir au bout du chemin dont la longueur est inconnue. Le goût à la paresse a été bâillonné et à force de l’être, Il ou Elle a perdu le sens du rêve.
  
     Les hostilités ont commencé. Le quai et les gens attendent le train, un semi-direct provenant d’une ville provinciale auquel les habitants sacrifient quotidiennement leur peu de temps libre pour joindre la capitale et y gagner leur vie en la perdant.
     Ses portes s’ouvrent devant un agglutinement d’hommes et de femmes aux visages fermés. Sauf pour quelques-uns. Ils se connaissent. Le trajet leur paraît moins triste ensembles. Ils parlent de choses creuses, un peu moins dès fois. Des confidences pouvant aller jusqu’aux pleurs. Coups d’œil, ceux des habitués du wagon, voisins muets observant avec des yeux froids le visage meurtri. Il y a aussi des rires nerveux. D’autres plus larges mais ils sont rares.
     Les portes refermées, la place libre est difficile à trouver, l’acrimonie au bord des lèvres car le voisin ou la voisine prend ses aises, est trop gros ou trop grosse. Des querelles soudaines aux raisons confuses, la vague intuition qu’une vie éconduite par des horaires aliénants en serait l’auteure. Rien n’est sûr, tout est tu et le train continue sa course folle vers les entrailles de la mégapole.
     Le journal déploie ses Nouvelles pas si neuves. Elles décrivent, annoncent, prévoient. Des constatations, des hypothèses entre lesquelles les mains se débattent malgré leur expertise à manipuler les informations d’une planète habitée presque à son insu. Néanmoins une chose est sûre, l’homme ou la femme du matin est un point invisible dans la multitude, une autre inaliénable : ils seraient des êtres uniques au pouvoir de changer la boue en or. Allez savoir !   
     Bientôt la densité urbaine prend le dessus sur les champs et les bois. On pénètre la proche banlieue avec ses grandes barres d’HLM et sa compacité étouffante. Même par beau temps, leur grisaille recouvre le regard des voyageurs. Vient l’envers décati des immeubles de la capitale où la misère est palpable, où les marchands de sommeil ont pignon sur la ligne de chemin de fer.
     Avant d’arriver, la ville a vomi sa violence sociale. Dans le compartiment, personne ne bronche. On pense à sa journée de travail, on pèse la chance d’en avoir un, sachant le chômage, cette schlague prête à frapper n’importe qui.
     La messe est dite ! Le convoi s’immobilise. Tout le monde descend. Il faut faire vite car une correspondance avec un autre convoi est inscrite sur la fiche de route. Alors, en avant ! On continue.
     Cependant, ce n’est pas si facile, la foule compacte engorge le quai puis les abords des portillons automatiques, contrôleurs des permis de voyage de chacun.
     Si on se frôle, on se bouscule rarement. L’habitude d’être si près de son prochain place notre expertise de l’évitement au rang d’un art étrange ; êtres à la limite constante de la collision et de la chute. 
     Brusquement, le sol nous avale. Par milliers, nous descendons dans les soubassements de la société humaine, là où les serpents sifflent, raflent, nous emmènent loin de chez nous, de nos petits et petites, de nos femmes et maris. On s’accroche à ce que l’on peut, les mains moites, le visage déjà en sueur brillant sous les néons de la rame.
     L’heure au poignet s’immobilise. Sous les pieds tout vibre. C’est peut-être cela la fin du monde. Ces trépidations annonçant sans doute la fracture irrémédiable, la béance prête à nous anéantir. Nous fermons les yeux et tanguons. Marins fatigués, mines pâlottes ou subitement rouges. Nous sommes au centre de la maltraitance et nous n’en formulons aucunement l’idée. Tout est fini ! la vie a disparu. Celle dont la fleur offre la teneur sensible entre ses pétales, quand le soleil au-dessus de nos têtes nous appelle à lui et à l’essentiel des choses. Celle de nos enfants et de leurs questions grandioses. Ces Pourquoi-la-vie auxquels nous répondons avec allégresse, parce que nos petits nous communiquent à ce moment précis la magnifique intuition que c’est bien de vivre, que nos réponses muries en un bain de jouvence souvenue sont mille fois plus puissantes que toutes les bombes atomiques réunies de la planète.
     Tout est fini ! oui ! Les uns contre les autres, confinés à l’intérieur d’un wagon bondé, le serpent nous emporte vers les temples où notre sacrifice est demandé. Nous fermons les yeux, apeurés de nous-mêmes et de la faculté à accepter notre chute dans la même ornière de nos aînés, cette fange d’où s’élève le cri des innocents.
     Quand on ressort des boyaux de l’enfer, notre expression semble imperturbable, sauf – souvent les mêmes – ces quelques-uns dont l’émotion est trop forte et les affaisse soudainement, sur une marche du métro, au bord du quai, sur un fauteuil encadré par une énorme affiche publicitaire magnifiant une destination touristique de rêve.
     Les yeux mi clos, livides, ils ne bougent plus. Ils sont une roche autour de laquelle le flux hominien s’écoule implacablement. Les gens passent, les remarquent sans estimer réellement la situation précaire du souffrant. Ils passent. Voilà tout !
     Ces gens sont ignorants à prononcer un mot quelconque de réconfort. Le présent les dévore. La peur d’arriver en retard, la mauvaise note, la récrimination du chef, tout cela surcharge leurs connexions sensibles au monde. Le contact ne s’établit plus si toutefois il a pu s’établir avant leur mutation en apeurés obsessionnels. Ils ont une famille à nourrir, baissent la tête puis passent.
     D’autres, très rares, s’arrêtent. Ils pourraient bien occuper la place de l’Homme ou de la Femme fléchis. En cette scène de matin bringuebalant, ils estiment leur propre déchéance.
     Leurs mots sont doux. Des caresses sur la joue blafarde, leur chaleur à ce cœur perdu, cette main inerte entre les leurs.
     Doucement la désespérance s’estompe. Peut-être va-t-elle s’effacer complètement si les mains chaudes se multiplient. Le serpent de terre où l’homme et la femme du matin se sont retrouvés serait une fiction, un cauchemar qu’Il ou Elle racontera à un médecin, un ami et tout s’effacera, ainsi, comme par enchantement.
     Ce mot nous convient. Oui. C’est bien ça ! Enchantement. Par ce manque nous apostrophant. Ces lueurs attendues, les premières heures du jour quand les feuilles des arbres se tendent, le mouvement suspendu par ce miracle prêt à se réaliser, encore une fois, à cette pointe de lumière émergente de la terre.
     Enchantement pour oublier notre suffocation en ces jours itératifs dont la vocation est d’enfermer nos existences en des prisons surveillées par nous-mêmes. Cette peur de mourir socialement, de constater notre descendance descendre plus bas que nous. Enchantement pour dépasser ces torsions auxquelles nous sommes soumis, notre sang subit à nos figures ou retiré au plus profond de nos cœurs. Enchantement éprouvé en des réminiscences qui nous emmèneraient vers le pays du bonheur.
     Dans le trouble de cette scène de matin bringuebalant, sur la figure de l’homme ou de la femme atteinte de lassitude, il y aurait une once d’un vouloir profanateur. Faudrait-il le débusquer ! Prendre son temps pour le faire. Oser son regard dessus. L’once peut se changer en tonne. Si cet instant est possible, tout est possible !
     C’est à quoi je pense en marchant d’un rythme lent.

     Extirpé de la gare, je retarde mon arrivée à mon travail. Ma femme m’a glissé du chocolat à l’intérieur de ma sacoche. Ma mère le faisait lorsque j’étais petit. La femme que j’aime initie une résurgence maternelle sans que je la veuille ou la refuse vraiment. Je me laisse porter par des mécanismes désignés en habitudes culturelles et plisse les yeux, croqueur de gâteau. Il me fait du bien. Cependant une sale impression se mue en certitude maintenant : celle de ne pas vouloir travailler.
     Mon lieu de travail se situe sur un plateau et la colline pour le joindre interdit l’évocation d’une quelconque campagne. Méthodiquement, cette dernière a été exterminée par l’homme. Imaginer la perspective d’un terroir, calme, empli de plénitude est impossible pour ceux vivant ici. L’enchevêtrement de réseaux bitumés et d’immeubles sociaux y règnent, sauvagement. A leurs pieds désœuvrés des arbres sont encagés, préservés seraient-ils de pulsions assassines.
     Je souffle, renâcle, moins par la difficulté de la topographie que par la vue merdique du coin. Après avoir dépassé une barre de logements où les gens vivent une condition sociale précaire, passé une école ghetto où les mômes attendent dans des turbulences déjà prometteuses, chômage, drogue pour certains et violence pour beaucoup, traversé une route dont les voitures rechignent à laisser traverser les piétons, emprunté un petit passage discret pouvant servir à vomir son petit-déjeuner en ce matin bringuebalant à souhait, longé une Poste où les équipes réduites sculptent des visages fatigués de postiers et postières, une esplanade s’ouvrent à moi.
     Au bout de celle-ci, des escaliers attendent mon passage. Je m’y dirige, les jambes raides tandis qu’une petite voix intérieure me susurre « tu es incorrigible ! Toujours négatif ! Fais un effort, souris ! Elle n’est pas belle la vie ? ».
     Je vais travailler. Dans quelques minutes. J’avance. Lentement. Ma cervelle est le théâtre d’un retour à mes vies antérieures jusqu’aux robes de ma mère. Quelque chose cloche en moi. Il ne faudrait pas le dire à mes enfants. Ils pourraient avoir peur de moi. Le monde entier pourrait en faire autant. Ne plus m’aimer, comme ça, en un claquement de doigt. Plus d’amour, pour toujours !
     Je descends les marches. Un condamné à la fusillade aurait la même démarche. Je rase le mur, l’angle du bâtiment, continue, automate voué à l’exercice ultime. Je dois avoir quelque chose qui cloche je me répète. L’idée me tient la gorge, mes déglutitions coincent à me faire mal. Bifurcation à droite, ma main se pose sur la poignée et là, sans réfléchir j’ouvre.
     Le bocal est visible.
     A l’intérieur, trois poissons moitié morts, moitié vivants. Je m’y rends, la main gauche crispée sur l’anse de ma sacoche, la droite prête à dégainer.
     Je dégaine, une poignée de main, une deuxième, des confrères rentrés dans le bocal avant de s’en être arraché rapidement. Eux n’y travaillent pas. Moi oui ! Je les envie quoiqu’ils tirent sur la même chaîne. Chienne de vie ! Je m’apprête à rentrer puis m’y enfonce sans regarder derrière moi.

2

     Les collègues sont là. Je ferme le carré.  Quatre pour un ennui programmé jusqu’à la fin de l’après-midi. Mon bonjour est avalé d’un trait par chacun. Le silence retombe et moi sur mon siège. A quoi bon se raccrocher ?
     Dans ces moments de grand vide, il faut se garder. Garder la tête haute, refuser la peur. Se convaincre que le temps va passer tel un éclair dans un ciel d’orage. L’instant de mon arrivée s’éternise, je ne m’en défais pas. Les autres seraient-ils ailleurs ?
     Ils ne parlent pas. Ils feignent d’être là-bas, entre les signes cabalistiques de problèmes à résoudre. Ils font semblant d’être responsables. Je le ressens ainsi. Ai-je tort ? Je le souhaite. Cependant, ce dont je suis certain est ce mutisme dans lequel nous baignons tous les quatre, en ce matin, cette parole morte que personne ne désire réanimée.          
     Alors, je m’accroche à ce qui me tombe sous la main. Un brin d’herbe, une campagne traversée il y a longtemps. Un sol herbeux foulé et une herbe plus haute que d’autres, ma position allongée lui conférant la taille d’un arbre derrière laquelle un fleuve lointain s’échappe, pareil au serpent craintif.
     Ma mémoire me ramène à cette herbe impensable. Le détail de cette végétation poussive grandit et me grandit. Symbole d’un espace où la chaleur d’un bien-être me surprit avec la complicité du soleil, des arbres et des fleurs. Sa flore me recouvre de ses arômes dont ma sensibilité d’alors gouta avec une joie sauvage.
     Peut-on être préparé pour ce genre de chose ? Une inclinaison pour cela, oui ! Savoir quand, non ! Cela arrive ! Ainsi ! Belle alchimie du hasard au sein d’une jeunesse prompte à s’émerveiller, diligente en toute croyance absolue, disposée à absoudre la sagesse par son poing nerveux et amoureux des belles choses.
     En l’instant éternel de mon arrivée, à ce poste de travail honni, ma jeunesse fleurit. Ses images affirment que je suis une somme. La somme compacte d’une vie inaltérable, impossible à garroter.
     Elle fixe aussi des parallèles. La ligne première du front où l’on souffre, où les coups de gueule, les mines sournoises, les rappels à l’ordre, l’infantilisme cultivé éclaboussant de honte leurs auteurs et leurs cibles muettes puis la seconde, celle de la réponse silencieuse parlant le refus du laid, le rejet de l’abject, la culture du beau et la noblesse de l’âme. Si cette ligne est silence, elle est également la force indomptable du Non à l’entrave, du Oui pour la vie.
     En cet éternel moment de mon arrivée, j’en suis là, écartelé entre deux rails, des fulgurations nichées en moi dont la fonction est de me tenir droit au centre de cette cambuse. Les autres seraient-ils ailleurs ?
     L’expression de leurs visages est intraitable (tout comme le mien certainement), leurs langues inertes. De quel contentieux inexprimé s’agit-il entre nous tous ?
     Partir loin de l’écran auquel nous sommes accrochés pareille à une bouée dangereuse. Choisir la nage libre malgré le risque de se noyer. Fuir cette balise contaminant nôtre âme et les rêves y demeurant. Sans rêves nous mourrons.
     Le choix a été facile. Après la mise sous tension électrique de l’ordinateur, l’instinct de survie m’a poussé en pleine campagne, sous le plein d’un soleil inondant les épaules. Du plein plein partout, une saturation lumineuse emplissant le bocal où quatre prisonniers divorcent chaque jour.
     Le fleuve s’obstine aux lèvres de mon esprit. Je laisse ma course se calquer sur son lacet scintillant, parmi une terre d’il y a trente ans. J’y ai fait l’amour. Une biche surprend le repos de deux amants récemment étreints à l’extase. Ces deux-là découvrent en cette vue la plénitude absolu du sentiment d’amour, son harmonie avec la nature. Devant leurs jolis visages, une herbe plus haute que les autres leur certifie un arbre de vie. Leurs regards conjugués y accrochent intensément le pouvoir surnaturel de la transformer cette vie, de modifier le cours de ce fleuve et d’en faire un, personnel, empli de leurs désirs les plus forts.
          La vision palpite, la veine temporale d’une évocation primordiale. L’écho d’un temps ancien annule l’angoisse à mourir asphyxié dans ce lieu clos.
     Me souvenir de ce passage de vie presque oublié et dans ces circonstances me sidère. Sorti de l’image, je la considère tel un bel objet mais ne sais plus trop quoi en faire. Une idée me vient. Pourquoi ne pas la raconter à mes collègues ? Elle servirait au bien collectif ! Non ?            
     Nous ne sommes jamais aussi libres qu’en prison disait un philosophe. Sommes-nous conspirateurs ? Révolutionnaires ? Non ! Simplement des concitoyens dont les rêves se limitent la plupart des cas au for intérieur, par conditionnement, une mauvaise habitude à taire.
     Mon évocation campagnarde me chuchote les choses fondamentales à exprimer. Seulement voilà ! Je reporte l’application de mon raisonnement. Ne rien dire. Pas de débordement. Mots tus. Couper les passerelles. Aucunes implications solidaires. Seulement soi au milieu des autres et les autres des ennemis potentiels. Ma campagne évoquée serait une arme dissimulée me donnant la stature d’un égoïste sans vergogne.
     Dans le silence d’un bureau comparé à un aquarium de fortune, en ce début du vingt et unième siècle, quatre êtres humains ne se parlent pas et de ce mutisme sous-tendent une suite de sentiments troubles. Incompréhension, méfiance, moquerie, défiance, ressentiment ; les ingrédients affirmés du combat. Nous fonçons, tête baissée, sans vouloir l’autre et par ce rejet, nous préparons la guerre.
     Aurais-je assez de force pour joindre l’autre rive, moi le nageur évadé ? Aurais-je le temps d’arriver à l’autre temps ? celui de la réunion ? de l’amour ?
     Je veux mes enfants ignorant ma nage en ce bocal et mon désir inepte d’accoster une autre rive. Je veux leur épargner mon désespoir. Je veux soustraire ma folie à leur candeur. L’instant éternel de mon arrivée s’abîme soudainement par cette crainte du jour où mes filles me découvriront prisonnier d’un bocal.
     Des gouttes de sueur perlent à mon front. Il se resserre sur moi, ce monde. Si je nage, je suffoque. La mer s’agite, les vagues me ballottent et mon visage ruisselle.
     À côté, ça bouge. Les autres rivés à leurs écrans ont décelé mon malaise. Leurs regards aiguisés convergent sur moi. Quelques secondes encore et ils tenteront de saisir le corps de mon âme en proie au doute, pour s’en amuser.
     C’est parti ! À ma gauche, un rire de crécelle. Les lèvres se retroussent, les dents arborent le besoin de mordre. Je me lève et agite ma petite main en guise d’un « à tout à l’heure ».
     Café sauveur au troisième étage. Là-haut, au-dessus des vagues et de la nasse qu’elles recouvrent si mal, la respiration est plus facile. Les minutes passent. Se préfigure le repas de midi et les minutes me recouvrent d’une attente débile.
     Ma constitution psychologique m’aurait-elle destinée à cette souffrance ? J’ai mal depuis ma naissance. Je suis né malade et j’en voudrais presque à ma mère de m’avoir conçu ainsi. Ma pauvre maman. Toutefois, il est possible que la réalité du bocal dépasse de loin toute fiction sur le sujet de l’aliénation. Après une brève pause, il me faut retourner en son eau trouble. J’y vais, mécaniquement, l’âcreté d’un café falsifié dans la bouche.
     Et me voilà à nouveau devant mon bureau indigeste, la lucidité défaite. Tout colle à tout, mes mains sont poisseuses, je deviens la matière même de ce bureau et les mots propres de mon essence se recroquevillent en un bout de cuir racorni.
     Continue ! Te laisse-pas avoir ! D’un coup sec, je me dégage. Je nage. Je nage mes amis, avec la tête de l’Homme ou de la femme du matin dans la mienne, son blêmissement, sa fêlure subite, sa douleur mais pour la dépasser absolument, vitalement, pour en faire une figure de vie. Je refuse la position de victime. Je nage car je veux être. Je nage au sein de l’ombre et la lumière nonobstant l’intolérance des gens. Soudain, il y a ce dérangement, infime, augmentant ; serait-il le temps de rire de tout cela ? L’envie de respirer l’air des grandes cimes me prend, ma main se tend à des frères et sœurs inconnus. A mes collègues cela est impossible, ils ne la verraient pas, aveugles veulent-ils être. Une frénésie de rire m’envahit et je me dégage de ce piège de verre.

3

     Dehors, la fraîcheur me détend. Je me dirige vers le bistrot le plus proche. Un café commandé, mes avant-bras lustre un comptoir en zinc qui n’a pas besoin de cela pour briller.
     Vous travaillez à la mairie m’interroge-le patron. Oui ! Comment le savez-vous ? Son œil me recouvre de malice. C’est ma fille... continue-t-il, elle me l’a dit ! Elle sait beaucoup de chose ma fille, vous savez ! Son air est blagueur. Je n’en doute pas dis-je d’une voix neutre.
     Je lape mon petit noir comme un chaton né il y a peu. C’est bon de se sentir virginal. Les bars m’ont toujours servi de retraite nécessaire. Des vigies me permettant de mieux voir la mer sur laquelle je flotte. Des endroits de hasard où l’on se rencontre au travers d’autres, comme la fille de ce bistrotier inconnu qui me connait assez pour parler de moi.
     Le patron malicieux m’apporte un second café. Je le porterai aux lèvres, juste avant de regagner mes pénates humides. Je prends mon temps. La première fois en cette fin de matinée. Mes paupières se baissent plus longuement. L’âge m’a appris ce truc. Je l’utilise de plus en plus souvent. Fermer les rideaux, me retrouver dans la pénombre puis ouvrir les yeux de l’intérieur et lire le calme de l’air. La métaphore me plait.
     Une présence relève mes paupières, une jeune fille souriante se trouve derrière le comptoir. Elle me parle. L’autre jour, j’étais perdue dans la mairie, votre gentillesse m’a touchée, la gentillesse est une matière rare. Je laisse sa remarque s’attacher à mon regard. Elle est en chacun de nous, vous libérez les accès et elle surgit je lui réponds doucement.
     Son sourire flotte au milieu de son visage et je m’y laisse bercer. Le temps se repose. Je sais qu’à deux pas de là, une eau croupie attend son poisson indocile. Toutefois le goût acre des deux petits « noirs » rapidement avalés ont la saveur du réglisse de mon enfance et je m’attarde encore un peu.
     Disons que vous êtes accessible alors ! poursuit-elle. Son rire envahi promptement la salle sous le regard amusé du père. Je me laisse emporter. Un courant confortable, un éloignement assuré pour quelques minutes. La fraîcheur de cette jeune fille dégage une force peu commune. Un bon nombre de femme l’ignore. La curiosité et la justesse, l’envie et la pétulance, l’humour et la gravité, tout cela se mélange derrière un comptoir où un patriarche contemple le bien fait de sa création. Une dimension biblique me saisit par le col. Le comportement de la fille rappelle Marie, ce personnage de la mythologie chrétienne dont je connais vaguement l’histoire. Instinctivement, j’attribue un caractère sacré à cette jeune fille puis je hausse des épaules, intérieurement, à quoi bon ce sentiment puéril. Cependant dépasser mes défiances me paraît important et je lui glisse, allons-y pour l’accessibilité mais sachez-le, l’autre jour, j’étais autant désorienté que vous !
     Ses pupilles roulent une brillance, je la renvoie au pater dont la nonchalance à essuyer les verres m’impressionne. Il arrête, le torchon dubitatif. Ah bon ? Pouvez-vous m’expliquer ? Me demande-t-elle intriguée. Une prochaine fois, peut-être ! A votre prochaine visite à la mairie. Merci pour votre compliment jeune fille. Je vous laisse…un bocal m’attend. Je cligne de l’œil.
     Sa bouche s’ouvre mais rien ne sort. Deux ourlées ouvertes sur une interrogation que je fuis un peu lâche. Elle ébauche un geste. Je lève ma main ouverte en guise d’au revoir.

     Sur le trottoir une petite eau ruisselle. Le gris s’est fissuré. Il répand une poudre mouillée sur mon cuir noir. Celui-là, je le porte depuis longtemps. D’ailleurs, peut-être est-ce lui qui me supporte. Postures un peu complexes par moment, torturées selon mes humeurs.
     J’hésite. Quelqu’un m’interpelle. Un gars de l’équipe des balayeurs municipaux s’avance. Salut, tu vas ? Bien ! merci, je réplique. Je suis dans la merde ! Ma femme est partie avec les mômes. Je n’ai plus de logement. Des dettes à n’en plus finir. C’est la Merde !
Le gars gesticule sans arrêt. Sa mine est ronde, il est petit et teigneux. Pas méchant mais teigneux. Son air promet le coup de poing rapide si un interlocuteur maladroit émettrait à son encontre un trait d’esprit un peu trop lourd. Il est tendu comme le fil d’une arbalète. J’essaye d’évaluer la solidité de celui-ci.
Faudrait que j’assainisse non ? La question me laisse perplexe. De quel assainissement parle-t-il ? Mon sourire n’est pas sûr de lui et lui renvoie une observation dissimilant mal mon point d’interrogation par un je pense… oui ! Heureusement qu’il y a l’assistante sociale de la mairie enchaîne-t-il. Elle me démerde mais elle est pas rapide. T’as pas un clope ?
Je lui donne mon papier. Le tabac roule calmement entre ses doigts. Je me demande si je
dois classer le bonhomme dans la catégorie des faux nerveux. Je vais avoir la prime du milieu d’année, remarque-t-il. Je fais des heures supplémentaires. D’ailleurs, je n’ai que ça à faire. Je dors dans le local syndical. Ils le savent mais j’en ai rien à foutre !
Sa mine se renfrogne. Moi aussi je m’en roule une. Le ciel nous saupoudre toujours de sa petite transpiration tenace et le gars en face de moi a revêtu subitement la peau d’un comploteur. Si les flics sont à proximité, nous sommes bons pour l’interpellation, au vu de la paranoïa ambiante sur le sujet de la sécurité nationale.
     Le soir, je vais boire une bière dans un bistrot. Le taulier est sympa. On parle. Ça fait du bien ! me raconte-t-il. J’opine, tourne la tête et voit le maire arriver avec sa petite voiture grise. L’inverse serait mal venu. Un défenseur du prolétariat pensez-donc ! Pourtant, je voudrais bien connaître le tarif auquel il est payé pour user ces fonds de pantalons sur les sièges du parlement, aussi le montant des petits plus autorisés par son statut de parlementaire.
     Ce qui me dérange dans ces gars-là, c’est qu’ils sont politiquement corrects. Ils se battent pour le bien des pauvres, les désocialisés. Ils dénoncent l’injustice avec verve. Les micros de leurs meetings ou forums portent leur voix jusqu’aux plaines les plus pures de l’abnégation de soi. Mais, le temps s’écoule et les cheveux blanchissent. Les désocialisés sont toujours aussi désocialisés et de plus en plus nombreux avec de moins en moins de dents dans la bouche et lui, le gars de la tribune éternelle, dénonce toujours avec des costards toujours impeccables. Quelque chose cloche. C’est peut-être moi.
     L’envie d’aller le voir me démange la plante des pieds. Sa voiture est garée en face du bocal ou ma vie se défait. Je voudrais interroger le représentant des forces progressistes. Interpeller son éventuelle responsabilité sur cette putain de misère gagnant du terrain depuis tant années malgré qu’il en soit un dénonciateur patenté. Savoir comment s’arrange-t-il avec son impuissance politique. Pourquoi ne change-t-il pas de registre quant à la lutte à mener contre l’exploitation de L’Homme par l’homme. Pourquoi ne refuse-t-il pas sa permanence parlementaire stérile ? Cette misère est peut-être devenu objectivement son fond de boutique.  Il aurait l’âme d’un petit commerçant dissimulée sous une peau de révolutionnaire.
     J’observe son geste souple actionnant la télécommande fermant les portes de son véhicule. Une voix grave insiste, hein, tu m’entends demande-t-elle ? Quoi ? je réponds vaguement. C’est le maire. Oui et alors ? Eh bien, quand je le croise j’me tâte pas pour lui dire ce que je pense de lui, un sacré faux-jeton ! Pourquoi ? Un mec qui se dit pour le peuple et envoie les flics contre la manifestation de ses agents municipaux, t’appelle ça comment ? Ils demandaient quoi les agents ? je l’interpelle. Du fric ! du pognon ! Une rallonge à leur putain de salaire merdique qu’ils nous donnent ! Beugle-t-il
     Le gars prend subitement du relief à mes yeux. Sa colère me laisse sans réaction. Issu d’un milieu communiste militant et résistant, dissident libertaire, je ne me résous toujours pas à l’idée qu’un pouvoir politique de type communiste puisse ne pas répondre à une demande de justice sociale. Ma stupéfaction est et sera toujours insondable. Pourtant, on me l’a expliqué, en long et en large, des anarchistes souvent, espagnols parfois. Par souci de contrôler la révolution espagnole, les communistes envoyaient les bataillons libertaires se faire massacrer sur le front. Avant toute chose, un communiste est un « Politique » et la mesure d’une révolution sociale l’agace car il y perdrait le pouvoir de l’organisation disait des camarades.
     Moi, la politique me procure la nausée. Soumission, patience voilant à peine la résignation, pacte avec le diable quelquefois, conséquences désastreuses dont elle est capable d’engendrer. Je la hais. Ma carte d’électeur, je ne l’ai jamais eu. Jamais et Ô grand jamais je ne l’aurais.    
     Deux  semaines ! Ça a duré deux semaines. Et on a obtenu ce qu’on voulait m’explique-t-il. Enfin en partie. La CGT ? De la merde ! Un syndicat d’accompagnement qui fait passer la pilule à tous.
     Je le titille aimablement d’un ton mi provocateur mi ironique ! Et la discipline t’as pas appris ? La répartie est immédiate : Tu veux mon poing dans la gueule !
     Je lui souris. L’autre ne sait plus trop quoi faire de sa grimace et regarde l’édile disparaître par une petite porte de service. L’entrée des artistes.
     La comparaison est murie. La similitude des parades parlementaires et la comédie jouée au théâtre du samedi soir est faisable. Toutefois, un de ces traits nous permet la Belle, du verbe en guise d’échappée vers un ailleurs fait de justesse et d’authenticité tandis que l’autre atteint notre liberté par effraction et prépare des nuits de cristal dans les temps de grand froid social.
     J’en suis là. Un type à ma gauche dont les ruminations grincent et ma conscience jouant de la scie musicale sur l’arrière fond d’une rumeur.
 Ecoute, le devoir m’appelle si tu vois ce que je veux dire. Ouais, ok, moi aussi répond-t-il. A plus, je te dirai la prochaine fois si j’ai fait la nique à « pas de chance ». Je lui serre la main en lui lançant « un bon courage en tous cas » et me dirige vers la porte.
     Comme chaque fois, sa vue fait chuter le taux d’oxygénation de mon sang. Les graviers crissent, des pigeons s’envolent. Je la vois, elle est là, bien présente et le malaise me saisit à nouveau. Les poissons refont surface. Bientôt en chair et arrêtes devant moi. Dans quelques secondes.
     Ma main traitresse se pose sur la poignée. Elle va l’actionner. Ce qui a existé avant est impossible. Je suis l’instant. Un présent pur sans les moyens de se projeter ou de se souvenir. Je vais devenir un minéral. Une pierre au fond du bocal.

4

     Je reprends ma place silencieusement.
     Aucuns regards. Les écailles bougent prouvant qu’il y a quelque chose en dessous. Quoi ? Va-t’en savoir homme !
     Impossible de me concentrer sur ma tâche sans être dérangé au moins une fois toutes les cinq minutes. Courriels s’invitant sur mon écran, leur alarme ténue propageant en moi un écho sans fin ou bien le passage affolé d’un collègue en panne d’information.
     L’information ! Voilà un des nerfs de la guerre !
     Les autres transmettent difficilement, leurs Boaps mal intentionnés. Les tâches sont floues, les domaines d’intervention mal définies. Les êtres se heurtent, se cabrent, chuchotent des mots assassins. Aux coins des couloirs, il y a des meurtres en préparation. De mon poste, je vois la guerre mais refuse d’y participer. Objecteur de conscience je fus, objecteur je resterai.
     Midi arrive. Personne ne l’évoque mais dans quelques minutes, comme chaque jour, quelqu’un va claironner « On y va ? ». Une vague réponse y fera écho, une  autre suivra avec plus d’assurance jusqu’à celle du décideur dont chacun attendra l’intervention par manque de volonté. On se mettra en rang par deux et en avant toute pour la cantine. Il y aura du rire plein les dents. Une manière de masquer la peur et son corollaire, violence capable des pires des saloperies. Merde et remerde !
     On y va ? Des grognements s’ébrouent puis à nouveau la mutité jusqu’à l’apparition du costard-cravate affecté au rôle de gentil animateur. Sa tête dodelinant dans l’encadrement de la porte, il propose d’une voix rassurante mais volontaire : on y va ?
     Les uns après les autres, nous nous levons. Mouton noir je suis le troupeau.

     La cantine s’appelle la Guinguette. Rappel des bords de Marne tout proches. Cependant, tenter de saisir une ressemblance avec les guinguettes du dix-neuvième siècle serait vain. Avant même de manger j’ai envie de vomir.
     Nous faisons la queue. Une queue interminable. Durant cette attente, il faut parler. Combler le grand vide creusé depuis tant de jours par nous-mêmes, de semaines, de mois, peut-être d’années, nous ne le savons plus très bien. La durée s’est diluée dans cette obstination à se taire. Je cherche mes mots comme l’enfant en bas âge préparant les siens. Cela fait mal. Nous sommes vraiment handicapés.
     J’ai parlé vacances, un sujet de réconciliation avec la vie. Seulement voilà, il est mal choisi le sujet. Les trois poissons me fixent de leurs regards morts. Je suis l’autre, celui un peu bête. J’avais oublié qu’ils partageaient ensemble leurs vacances, oubliées leurs vies professionnelle et privée enchevêtrées, ma question se posant dès lors telle une atteinte à la deuxième.
     Je dérive lamentablement. Les choux farcis s’accrochent à mon regard. Celui-ci s’enfonce au cœur de leurs flétrissures et l’envie de mourir me saisit là, parmi la graisse étalée de plats médiocres proposés aimablement. Mon plateau glisse sur les rails, mon corps le suit docilement et la souffrance étoile mon front. On me dévisage. La blancheur de la faucheuse se répand certainement sur ma peau ou dessous. Je ne sais plus très bien. Et voilà l’émotivité de mes seize ans enserrant à nouveau mes tempes avec leurs bourdonnements précurseurs du malaise vagal. Putain !
     L’impératif à me dépasser s’impose. Je m’impose donc à moi-même ou bien contre, je m’en fous. L’important est de ne pas tomber comme cette femme du matin sur le quai de la gare. Ne pas montrer une faiblesse.
     Quel con je suis ! Me foutre en l’air à cause de ces collègues carnassiers. Autour de moi, le brouillard s’épaissit. L’homme et la femme du matin ont des problèmes de temps. De celui étirant indéfiniment son nez au milieu de la figure de la journée. Un nez long, pas beau, relevant de la disgrâce du jour salarié. Un de ceux qui s’éternisent, s’appesantissent jusqu’à modifier le centre de gravité de cet homme et de cette femme l’entraînant vers une chute fatale. Ils sont présents. De toutes parts. Ils mutent vers l’état indéfinissable de l’ubiquité. Et la brume est de plus en plus opaque. Mais qu’ai-je donc fait pour ruisseler ainsi ? De quoi suis-je donc responsable ?
     Un homme me fait signe, une toque blanche sur la tête. Enfermé dans un mutisme liquide, je lui réponds difficilement. Mes oreilles se sont fermées. Ma question au sujet des vacances est loin. D’ailleurs a-t-elle été réellement prononcée ? Suis-je bien ici ? Dans ce restaurant municipal ? Suis-je vraiment cet informaticien, là, avec son plateau-repas immobile devant lui, figé en un espace-temps où des questions sont suspendues comme des poignards au-dessus de sa tête ?
     Je n’entends plus rien. Il me fait signe et le coin de ses yeux s’amenuise. Il cherche d’autres yeux pour lier connivence à mes dépends. Les miens s’élèvent et s’accrochent aux néons de la salle. Fort. Très fort. Il me faut me dépasser. Absolument !
     Des pans de vapeurs tournoient dans les airs. Ô Norvège de mes vingt ans ! En cette place de restauration rapide, parmi les effluves d’une cuisine grasse et la fatigue des cuistots, elle est là, indemne. Fjords des grandes largeurs, appel des immensités polaires, sa vue me redonne vie. A la neige des hauteurs, à l’odeur marine des grands bras de mer, je retourne vers Elle, son soleil interminable d’été, soif inextinguible d’absolu, je suis dans le fond du Moi de mes vingt ans.
     Parmi un brouillard déchiré, je lui renvoie son sourire et lui indique le plat présumé me rassasier. Le type est un peu déçu. Il espérait sans doute un divertissement improbable durant son boulot et repique sa tête vers les baquets chargés de bouffetance, leurs fumerolles accrocheuses le façonnant tel un personnage de conte extraordinaire. L’air scandinave dans lequel je flotte pousse la comparaison à la métamorphose. Un troll ! Oui un troll est devant moi les gars ! Partons mes amis ! Partons vite ! Je fais un signe à mes camarades poissons inconscients du danger. Plantés devant lui, ils ignorent mes gestes, je m’écarte d’eux, mon assiette sur un plateau inconstant.
     Les bacs viennent lentement. Assis sur le capot de ma voiture, je me remplis du paysage, de son silence graduellement porté par le moteur de l’un d’entre eux. Les ponts n’existent pas ici. L’attente les remplace. A l’accostage, on a déjà posé les pieds là-bas, sur l’autre rive. D’une manière magique, la force naturelle du coin opère sur l’imagination du voyageur.    
     Ma sueur s’évapore, je reprends le contrôle de mes affaires intimes en pleine Norvège et cette victoire atténue ma pâleur. Monsieur ! Monsieur ! m’interpelle-t-on, vous n’avez pas payé ! Je règle puis me dirige vers la table où des collègues se sont déjà installés.

     Je mâchonne, écoute et rie un peu bêtement à des propos aigre-doux. J’avance camouflé, mâchouille, m’étrangle parfois sans oser boire, peur de l’asphyxie totale. Maman ! Maman ! pourquoi suis-je ainsi ? Papa de deux belles petites filles et pourtant bambin je suis égaré au milieu d’une cour d’école. A la seconde où ma fourchette glisse dans ma bouche, ou la saveur du met coule au fond de ma gorge, mes muscles se contractent, mes sourires se coagulent. Non ! Il m’est physiquement impossible de jouer une comédie même minime soit-elle ! Signifier un faux bien-être au milieu de personnes qui ne m’aiment pas et que je n’apprécie pas. Je suis un piètre comédien. Le jeu de rôle auquel je tente de m’astreindre est inutile. La laideur emprunte mes traits et l’accablement baisse mes yeux dans mon assiette. Putain ! J’ai vraiment envie de dégueuler.
     Je pourrais être ce gars, sûr de lui, du bleu plein les yeux et un sourire aussi éternel que ces neiges observées sur la cime des plus hautes montagnes inaltérables de la beauté. Cependant, la télévision, je ne l’ai pas chez-moi, et puis tout ça, ce n’est pas moi ! Jamais ! Les ans passent. Mon parcours est une suite de révoltes incessantes et j’entraîne mes filles, ma femme dans cette fureur sans stopper le processus.
     Je reviens à l’assiette. Elle se vide lentement. Je suis le mangeur paraîtrait-il. Je mange, mécaniquement, le goût m’échappe, peut-être vais-je mourir où suis-je déjà mort.
     Une collègue retardataire s’assoit en face de moi. C’est Karima, une kabyle, la cinquantaine qui dérape. Elle met des chaussures à ressort pour se muscler les fesses. Conséquence : sa stabilité est défaillante et elle se cogne contre les murs du couloir à longueur de journée. Toutefois, elle continue de chausser ces godasses censées supprimer les bourrelets de son arrière-train. Elles ont été offertes par une amie et l’amitié on le sait est sacrée !
     Je lui réponds aimablement. Sur la défensive tout de même. Karima est la secrétaire de direction. Elle traque les mauvais esprits. Ceux qui ne bossent pas, ne sont pas dans la norme, ne respectent pas les règles. Et dire que je rentre de Norvège, voyage effectué entre le moment où le cuisinier m’a servi mon plat et son paiement. Si Karima savait cela, elle me dénoncerait aux autorités psychiatriques de la ville. 
     L’autre jour, elle a surgi dehors, devant nos bureaux et s’est adonnée à une soi-disant action relevant de la plus haute importance. Sous nos regards médusés, elle a interpellé un groupe d’une dizaine de jeunes adolescents de la cité d’HLM voisine. Ils parlaient mal de leurs mères et ça, elle ne le tolère pas ! Le moins intellectuel du groupe s’est approché d’elle. Les autres toutous ont suivi. Il l’a reniflé et je me suis surpris à lui souhaiter une correction de haut vol. Non mais ! De quoi se mêle-t-elle celle-là ? Rien ne s’est passé. L’autre est reparti pour pisser sur un tronc d’arbre, un peu plus loin.
     Karima est une femme de cinquante ans restée petite fille, continuant à jouer les premières de la classe et prête à dénoncer celui ou celle dont le discours dominant ne comporte pas.
     Mes doigts crispés maltraitent le pot de yaourt, le contenu se répand sur la table. Insensible Karima note ma gaucherie. Mes jours sont comptés, je le sais. La perspective d’être accusé, un jour prochain d’une faute vraie ou fausse me remplit presque de bonheur. J’aurais enfin le prétexte de dire non aux saloperies, aux dénonciations, à l’exploitation, à la répression, à l’infantilisation au sein de ma prison. J’aurais peut-être même la chance de lui mettre ma main en pleine figure.
     Le gars à ses côtés est Xavier, directeur du service. Très grand, large d’épaule, il postule au titre de grand frère. Facilement abordable, sympa et simple, un brin rustique accordant une authenticité à ses propos démagogiques, il semble vraiment gentil. Ses paroles sont un tantinet formatées. Performance, innovation et traçabilité sont les mamelles auxquelles il tète chaque jour. Il a retenu la leçon de l’encadrement humain appris en son école de manager.  Cependant, la leçon est déjà périmée mais il continue à l’appliquer, la récite telle une mode intéressante à suivre. Pour lui l’émancipation de l’employé passe par un sens de l’initiative mais une initiative cadrée par le triptyque énoncé.
     Il m’évoque le chic type s’échinant à prouver son poste de Directeur exempté de flicage et imprégné de promesse. Il est là non pour demander des comptes mais indiquer la bonne voie. En fait, il incarne Dieu. Nous avons tous beaucoup de chance.
     Dans les faits, c’est un tronc d’arbre creux qui au fil des ans va se creuser encore plus. Il s’écroulera dans quelques décennies faute d’avoir convié l’imagination à sa table. Pour l’instant, il ne le sait pas encore. Il est dans l’illusion. Le superficiel de la relation bon chic bon genre. Des conversations ne durant pas plus de cinq minutes avec son air bon enfant,  ses lassitudes censées dévoiler une pseudo-responsabilité envers ses subalternes. En fait, il s’en fout complètement mais un manque de courage patent lui interdit à l’admettre vraiment. Quel merdier en somme ! Je le pense tout à trac, mon pot de yaourt broyé entre mes mains autant par l’angoisse que par une violence sous-jacente.
     Gérard m’observe. Petit homme du nord à la gentillesse palpable, sa bonté luit sous le soleil comme un coquillage encore mouillé de marée haute. Ses yeux bleus évoquent le ciel et la mer. J’y plonge les miens un bref moment, manière de rompre avec la terre sur laquelle je m’enlise. Ils me calment. Ce type respire avec le regard. Pas d’à coup. Une étendue lisse ponctuée par intervalle régulier de châteaux de sable qu’un esprit ludique lui aurait commandé.
     Tu es parti dans le Nord ? Dans le bassin minier, la belle famille ! Répond-t-il. C’était chouette ? Pas mal, une petite bruine et une bonne balade d’une vingtaine de kilomètre, à pied, la petite sur le dos et ses cris me vrillant les tympans vers la fin du voyage. Nous avons vu un peu trop long. Enfin c’est pas grave ! C’était beau !
     Un silence complice nous unis. J’imagine sa randonnée avec sa femme et sa petite, là-bas vers le nord, au creux des vallons et des forêts, dans l’air humide du bon matin ou bien du soir approchant. C’était vallonné ? Pas mal ! Une forêt aussi, traversée. Je le savais, une intuition et mon sourire revenant de très loin, bien avant le bocal, bien avant le boulot, un sourire débordant du corps.
     Derrière son yaourt dont elle absorbe méticuleusement le contenu chimique, Karima me reluque. Elle se renseigne du lieu exact ou le randonneur s’est rendu. Elle cherche, à l’affût. Elle traque le faux pas, la dissonance. Elle fouine malgré elle. Gérard la renseigne mais ses lucarnes grand-océan retournent à moi. Il me réchauffe. Le monde se repeint d’humanité. Rien n’est perdu ! Pourquoi avoir eu l’idée contraire ?
     Je ressuscite à l’évocation de Gérard et de sa petite famille marchant en pleine nature. En se les imaginant sous le ciel bas et lourd du nord de la France, une suite d’images essentielles se manifeste. Une petite fille sur les épaules de son Papa, une jeune fille sur le même chemin, une femme pensive l’empruntant des années plus tard, lentement, le temps filant aussi rapidement qu’un battement de paupières, la conviction claire de l’enfance et de ses souvenances pareilles à des neiges éternelles.
     Je ne sais quoi faire de toutes ces idées, souris à Gérard longuement. Il n’est pas de trop ce sourire. Depuis ce matin je le pensais impensable et il arrive comme ça, à la rencontre d’un regard sur lequel je me suis appuyé pour voir au-delà du mur. Cette vue de la vie, la vraie, celle dont les frémissements vous mettent dans des dispositions d’esprit dites spéciales, des rêves éveillés et des courses subites, des palpitations sur lesquelles on met une main amie pour lui dire tu entends comme ça cogne, crier c’est magnifique non, affirmer que rien n’est fini, tout commence.
     Les poissons sont proches. L’idée de les embrasser traverse mon esprit. Leur avouer l’amour absolument nécessaire pour vivre et tatouer cette révélation sur leurs écailles, marque imprescriptible d’une journée extraordinaire. Je frétille. Mes yeux de terre rejoignent les cimes du regard de Gérard et je pousse du coude mon voisin. Il temporise, la fourchette en suspens, sa bouche entrouverte moins pour se préparer à la prochaine bouchée que signifier une petite suée, soudaine, l’impromptue embarrassante, ce coude camarade dont la familiarité désarçonne, cet appel à la fonte des glaces par la chaleur de la peau, de ma chair contre sa chair. Il approche son ustensile alimentaire près de ses lèvres, il va y arriver, il va y enfourner sa substance et se dispenser lâchement à me répondre. A ce moment, mon coude s’entête et devient piqure, cogne sèchement ses arrêtes de poisson. L’ustensile dérape sur la joue, l’a barbouille d’une sauce béchamel dont l’écoulement se manifeste en divers chemins sur l’épiderme où les poils entêtés de la barbe sont impuissants à stopper la dégoulinade.
     Karima note. Le collègue se tourne vers moi et me dévisage. Oh ! Excuse-moi ! Ça va ? Pas trop de dégâts ? Non, c’est pas grave. T’inquiète pas ! Mais la voix est sourde. Tout à l’heure, dans le bocal, il agitera son aileron, il tournoiera autour de moi pour me becqueter et il faudra toute mon ardeur pour vaincre ses attaques. Devant tous, il n’ose pas. Les autres poissons ont leurs nageoires repliées. Eux-aussi attendent.
     Gérard s’est levé et disparaît entre des plateaux ambulants. Je reste là à le voir s’amoindrir dans la lumière diminuée d’une cantine dangereuse.    Instinctuels, mes muscles se détendent. Il me faut sortir, rattraper Gérard et ses yeux bleus. La terre me recouvre, une glaise lourde, aliénant le moindre de mes gestes. Le chariot est là-bas, mes pas m’y poussent. Me défaire de ce plateau aussi lourd que le monde, peut-être m’en sortirai-je, peut-être est-ce la solution. Sortir ! Oui sortir ! Sortir du lieu où nous sommes sans l’être de manière rationnelle. L’homme est autre. Il est moi mais atteint d’une logique cette fois. Je me défais du poids du monde sur ce chariot et dans l’éclair d’une volonté, mon corps s’extirpe des tenailles du jour salarié.
     Dehors la vie répand une lumière automnale. Les nuages sont de gros bébés gris pendus aux mamelles du ciel. Enfin je les présume tels quels, gonflées du liquide essentiel.
     Le coin de la rue avale Gérard. J’accélère le pas, trotte sur des pavés anciens. Je veux lui dire quelque chose d’important. A quoi bon vivre s’il faut se taire. Je cours donc, il me faut le joindre, lui dire que ce qu’il fait avec sa femme et sa petite est bien, très bien. L’amour n’a pas de prix, son week-end dans le Nord est inestimable, sa marche d’une portée universelle, oui Gérard je chuchote, universelle la portée, comme celle soutenant la musique à nos oreilles chercheuses d’absolu.
     Il réapparaît. Je l’appelle. Il se retourne et s’arrête. J’arrive, mon cœur réchauffé. Merde ! c’est con le sentiment. Je viens à lui comme une fiancée, c’est bête, et puis tout se balaie d’un clin d’œil, nos pas se conjuguant et nos regards parallèles égrenant des mots complices, ce moment où l’on partage des sentiments avec quelqu’un en se disant que c’est bon.
     Devant la porte du bocal vide, nous continuons à parler. Les secondes passent. Bientôt elles seront des doigts insidieux à m’étouffer. J’aurais toute la peine du monde à m’en défaire mais en cet instant, je vis un temps fraternel et ça, tous les aquariums du monde ne pourraient le noyer.

5

     « J’ai un problème ! »
     Tout à l’heure, au retour de la cantine, la mine du « rustique en chef » était sombre. Digestion difficile, mauvaise nouvelle, contrariété extra-professionnelle ou autre chose, je délaissai bien vite les hypothèses, soucieux de gérer au mieux la dette évidente d’oxygène dans l’eau trouble où je baignais à nouveau.
     Il passa plusieurs fois devant le bocal, laissant tomber sur ma gueule de poisson en difficulté deux pupilles défraîchies. Je relevai une demi-paupière dans sa direction afin de me persuader qu’il y avait bien une vie au-delà des parois de verre avant de replonger très vite entre les bulles du plasma liquide de mon écran d’ordinateur.
     Au fil des ans, l’après déjeuner est pour ma part un moment pénible. Un coup de massue, une défaite de ma résistance, la résignation de mes déambulations intellectuelles, la fuite de la campagne ensoleillée ou encore l’incapacité criante de produire le moindre souvenir de Norvège. Rien n’y fait ! Je dors sans pouvoir le faire, somnole, mes cils batteurs démontrant une activité désespérée afin d’éviter l’immobilisation fatale, le ronflement de trop.
     Cependant, lorsqu’il s’introduisit dans le temple du silence afin de m’inviter à le suivre, je me redressai bravement sur mon siège marin, la mine flottante. J’ai un problème ! Se racle-t-il la gorge. Intuitivement, je prends à rebours son affirmation en changeant le Je par le Tu.  Voilà ! On croit que… Et puis on s’aperçoit… Maladroitement, il s’emmêle en des mots futiles. Je l’observe, mes yeux s’invitant dans les siens pour un tête à tête et savoir rapidement ce qui lui irrite le larynx à ce point. Brutalement, le monde se charge d’un ciel où vrombissent des avions de guerre. Je me convaincs d’un pouvoir malin à y nicher la poésie, sa puissance contemptrice à toutes violences et mensonges. Je me persuade à la faiblesse du totalitarisme d’effacer l’échancrure des mots et pourtant en cet instant, le bleu du ciel me semble difficile.
     Une couleur peut paraître difficile même si d’aucuns disent qu’une couleur est une couleur. On lui attribue un sentiment, une émotion, une note de musique. On se l’approprie pour en faire justement des mots, des mots justes, précis, des inspirations pareilles à ceux des enfants après leurs colères ou leurs frayeurs, des manifestations à forme humaine expliquant à tous votre visage. Je vois le Bleu. Toutefois, en cet instant, il est laborieux, son accessibilité aléatoire même si je sais son imminence, à portée de rêve, à la seconde dernière de mon existence où il sera encore présent d’infinitude et qu’après moi, il le sera jusqu’à la fin du temps. Je fais l’effort d’effacer cette impression de perte.
     Ce type devant moi, revendant sa gentillesse comme de la drogue m’en n’empêche. Ses paroles insidieuses sont l’avant-garde d’une armée déjà prête à me soumettre. J’en suis sûr. Je la sens bouger, là-bas, derrière les bois. J’entends ses cris assassins et brutalement je deviens instinctif. Je décode : Xavier essaye de se prouver à lui et à moi l’authenticité d’une douleur dont il serait la première victime. Je décode : Xavier a décidé une situation dont sa conséquence m’implique directement. Je décode : Xavier m’énonce comme un problème et ce constat comprend une décision, à savoir l’ablation obligée de la cause de celui-ci. Je décode : Xavier s’apprête à m’annoncer mon licenciement. Il se racle la gorge, moi je refuse d’avaler ma salive, disposé serais-je à lui cracher à la gueule.
     Les lèvres bougent, les yeux s’animent, mains lourdes sur table de bureau et je recueille ses paroles avec un Vouloir d’inventer autre chose qu’une écoute passive ou bien querelleuse. J’imagine les mouvements de sa bouche mielleuse en un sens tout autre, tu sais je t’estime énormément, le boulot tu le fais bien, très réactif, compétent, consciencieux, tout le monde ici t’apprécie beaucoup, lorsque tu n’es pas là tu manques à tes collègues, ils me l’ont dit.
     Il fallait simplement ne pas avoir peur. Pourquoi avoir eu des mauvaises pensées ? Suis-je bête !        Ma tête oscille d’épaule à épaule, un potentiomètre soumis à des impulsions électriques de différentes forces. Je suis reconnaissant à ma langue intérieure, me lance dans un jeu verbal ânonné tout aussi intérieur, tout aussi hypocrite. Bien sûr ! Xavier. Je le devinai, mes collègues et le service entier évidemment. Mon absence marque les esprits, la culpabilité m’assaille dans mon lit ou cette campagne découverte par mes foulées de coureur à pied invétéré. Je courre, oui le plus vite possible, un rythme tenable sur quinze kilomètres. Je cours et me parfais une santé de fer afin de satisfaire un rendement professionnel que tout patron est en droit d’attendre de son employé. Oui Xavier, je devinais leurs sentiments non-dits à mon endroit. Ils me touchent ! J’en ai les larmes aux yeux ! C’est idiot mais cette osmose des êtres sur leurs lieux de travail démontre la marque du progrès des hommes !   Je te rejoins là-dessus me répond-il, je te le jure sur la tête de mes proches qu’avant un mois ton avancement sera assuré, ton salaire augmenté. Ta vie sera meilleure !
     Mes paupières s’ouvrent, se ferment, rythme d’enseigne lumineuse de pharmacie, une nuit d’hiver où des frissonnements présupposent un rhume prêt à dégénérer. D’autres hallucinations volettent par-ci par-là. Des images d’enfants, des sourires de Papa parce que papa est si gentil, des doigts vengeurs car la vie même pour les petits-bouts de chou (surtout pour eux) est faite de dénonciations dégueulasses dont je mesure le terme à la dimension universelle de son humanisme sans compromission. Dégueulasse ! Oui dégueulasse, envers les tout-petits de la cour de récréation dont le maître ou la maîtresse dénonce l’incapacité à renier leur chez eux : leur famille manquant de tout, de culture, de savoir vivre et d’espoir. Accusations d’adultes enfonçant leurs lames dans les corps des petits afin d’en faire des têtes de tueurs. Les images me frappent de leurs ailes et j’appelle mon père, qu’il me défende, la cour réprime mes poumons et ma respiration se fait très mal, oui me fait très mal Papa !
     L’autre est là avec sa mine triste. Au centre de celle-ci sa bouche dont les mouvements ne contiennent plus aucuns possibles sauf cette vocation à dénoncer l’homme que je suis. Il déblatère son discours, hésitant, revenant sur ses pas, moi à l’orée de sa forêt et refusant d’y pénétrer. Mes yeux ripent sur son obscurité, elle me renvoie des éclats de voix tranchants.
      Ce dialogue halluciné me revient comme si j’étais cet homme du matin au teint blafard, aux rides creusées d’amertume, si dans le train j’étais celui qui chercherait dispute à son ou sa voisine parce qu’il a une tête de veau ou de métèque, des paroles continuatrices d’un réveil mal assorti, persuadé serais-je de la responsabilité de l’étranger dans le vécu de mes problèmes, de « ceux-là pas comme les autres » dont l’odeur et les vêtements m’emmerdent profondément et dès-lors, l’âge aidant, j’oserais affirmer en gueulant haut et fort : ils m’emmerdent ces gugus, je suis un honnête homme moi !
     Mon ongle râpe le vernis de son  putain de bureau. Une envie d’être grossier oppresse ma gorge. Mes yeux fuient les siens. Il penserait avoir gagné l’entretien. Seulement, l’obstination de mon ongle attire son attention. D’ailleurs, l’ongle est remplacé bientôt par un trombone démantibulé me permettant de griffer le lustre de sa table putain aussi lisse que son esprit. Il cherche ses mots. Des silences de plus en plus longs entrecoupent ses phrases et le trombone creuse, creuse car je suis en rupture. Le sol tangue beaucoup, de plus en plus. Ma femme et mes filles sont devant moi, me demandent le comment « on va gérer financièrement mon chômage » pourquoi « nous n’allons plus à l’école de musique ». Je creuse, creuse pour trouver rapidement une réponse. Anticiper, toujours ! Alors j’anticipe et je creuse son bureau très putain et les réponses sont absentes et je creuse de plus en plus jusqu’au silence le plus abyssal entre Lui et moi que je scrute nouvellement ; sa bouche tel un trait définitif.
     Tu as terminé j’articule d’une voix blanche ? Je suis désolé reprend-t-il embarrassé et me voilà debout dans la pièce le tangage disparu.
     La colère peu à peu monte du sol, des vibrations imperceptibles puis un peu plus affirmées, maintenant bien concrètes, sûres d’elles.
     Xavier m’a signifié une mauvaise réactivité de ma part, des incompétences et un manque de débrouillardise que mes collègues poissons ne supporteraient plus. Il est le porte-parole de l’équipe, je suis le vilain petit canard boiteux. Son statut de chef implique de veiller aux intérêts de tous sauf de moi, il en va de l’harmonie du groupe et le groupe c’est sacré ! Partir, aller voir ailleurs, la seule possibilité. Il est désolé encore une fois et mes poings me démangent en regardant son visage d’ange attristé. Il a dû faire son catéchisme. Il parle de devoir, d’un intérêt suprême. Oui c’est bien ça, de Dieu à sauver même si je ne suis pas le diable. Je remets en cause l’équilibre du monde qu’il gère avec les autres saints de l’entreprise.
     Je suis athée, profondément, même pas agnostique. Des vomissures s’écoulent aux commissures de mes lèvres à la vue des prêtres, ces renieurs du plaisir et du corps. Ma brutalité est prête à déborder sur sa figure angélique cachant une froideur assassine exprimant si confortablement le symptôme d’une civilisation à bout de souffle.   
     En ce début de vingt et unième siècle le délit d’attitude y est prononcé pareil à une obligation salutaire à laquelle on doit se soumettre, rituel donnant le sens à la Société des Hommes, à ses objectifs dont l’acquisition de richesse est le but. Mais voilà, la dite acquisition est partagée par un nombre infime de la population mondiale. Le reste a des os à ronger.
     Debout, j’ai tout ça en tête. Aussi le bruit des bottes allemandes sur les pavés des villes d’Europe. On me dirait tu exagères. Je démens formellement. La sélection dans les camps de concentration se faisait parfois après le soir d’un bal où les SS dansaient avec leurs futures victimes. Ces dernières trouvant cela normal. Il y a les élus et puis les autres, les rongeurs d’os. Le gars en face de moi en est aussi, tout comme moi. Toutefois il donne l’illusion d’une importance hiérarchique le classant parmi les dirigeants alors qu’il n’est qu’un lèche-cul-rongeur-d’os, un flic nécessaire pour réaliser la sale besogne. Se méfier de la police ! me disait ma grand-mère. Elle est là pour réprimer les pauvres pour le bien des riches.
     Je médite, lui tourne le dos, marche sur la mer dans la direction du bocal. Mes yeux clignotent et les autres se piquent le nez sur leurs écrans d’ordinateur. Soudain, je change d’orientation. Chemin inverse, remontée à la source du mal, je reviens sur le lieu du crime. Toutefois, l’assassin n’est pas moi mais lui, le « collaborant » à la politique d’encadrement du personnel quantifiant la production de chaque salarié afin de signaler le mauvais travailleur.
     Je reviens donc sur le lieu de ma mort sociale annoncée. Lui aussi à son nez de planté entre les lignes électronique de son appareil. Il le relève et sa mine pâlit. Il pressent un orage décidé à crever ou plutôt à crever le silence des bosseurs du coin, des peureux, ceux dont la lâcheté est prête aux dénonciations, voyez-vous celui-là ne travaille pas bien, il ne fait pas son boulot, il faudrait s’en débarrasser. Ces gens sans états d’âme auxquels il appartient sans aucun questionnement sur les conséquences de son petit pouvoir à l’odeur de renfermé, Lui, le chef d’équipe aux allures de Scout dont la mine contrite prouverait une solidarité mais qui est l’émanation d’une hypocrisie prête à l’emploi.
     Tu es sûr de ta décision lui demande-je. Absolument réplique-t-il rapidement. Tu es conscient des suites de ta décision ? Plus de travail, plus d’argent, une famille amputée socialement, ça tu le sais, hein, tu l’as évalué dis ? Là, il peine à répondre. Ma réaction n’est plus inscrite dans son bréviaire de Cadre. Le bégaiement lui manque, la bouffée de chaleur aussi, enfouis sont-ils au fond de son absence d’empathie qu’il tente de maquiller à longueur de journée, que je veux dénoncer à tous même si Tous sont de son côté. Celui du maître à bord dont il faut attirer à soi les bonnes grâces, tout ce monde de la traîtrise évocateur des bottes allemandes résonnant sur les pavés des villes d’Europe de 1940. Tu exagères encore une fois me diraient mes proches. Peut-être pas… car là, vraiment, le chômage est assuré, l’argent manque, la nourriture à peser devant les palaces de la consommation. Tu exagères me diraient encore des amis. Peut-être pas... car là, ils pourraient vivre exactement ma situation. Tout est permis. Plus aucuns garde-fous. La traque à l’humain a commencé depuis toujours. Pogroms et autres exactions meurtrières, consacrés ils furent lors de l’industrialisation de la mort, au sein des camps de concentration, où l’on gazait les petits avec leurs mamans et leurs papa, où l’on brulait les corps des petits avec ceux de leur maman et de leur papa, où l’on nettoyait leur cendre d’une pelle mécanique.
     Que dois-je faire ? Te combattre car tu me refuses le droit à une subsistance économique, le droit à vivre décemment, à pouvoir payer mon loyer et nourrir ma famille. Suis-je en légitime défense, peux-tu répondre à cela Xavier ? Dois-je me défendre de toi ?
     Les Papas et les mamans se retournent en ma mémoire. Tu exagères, arrête ! me diraient-ils. Peut-être…ou peut-être pas… Je poursuis donc, ces papas et mamans ne se sont pas révoltés à leur mort programmée, ils ont laissé la main du bourreau se poser sur la tête de leurs petits. Merde ! Pourquoi ? Ne fallait-il pas se battre jusqu’à la fin ? Mais oui ! Se battre jusqu’à en mourir. Je vais te le dire Xavier, je vais te combattre toi et la clique à laquelle tu appartiens pour ignorer la mort et l’indignité.
     Je réintègre le bocal puis en sort à nouveau. L’autre m’aperçoit, sa stature de rugbymen figé comme celle d’une statue dans l’encadrement de la porte de son bureau. Putain de vie ! Hein ? C’est bien ça, non ? Tu ne crois pas que je vais laisser les choses moisir dans le silence. Allez venez voir messieurs-dames ! L’homme est là, devant vous ! Il vient de réaliser une prouesse inouïe, celle d’apprendre à votre serviteur son licenciement ! Pour sauver l’équipe à laquelle vous appartenez brave gens. Allez venez palper l’homme, son courage de guerrier. Venez le remercier même si je vous exècre tous emberlificotés autant que vous êtes à l’intérieur de vos peurs chroniques. Allez venez messieurs-dames ! Le spectacle est commencé et il n’est pas près de s’arrêter, je vous l’assure.
     La statue est au même endroit, les poissons regardent de leur vivier, l’œil mort. D’autres s’avancent précautionneusement. Je reviens au bocal incapable de rompre les liens avec lui, m’y assois, le souffle blanc.

     Il fait froid. Le temps du givre est arrivé. Au ras de l’herbe gelée, les rayons du soleil glissent jusqu’à moi et je rajoute, c’est le matin, hier, une autre fois, à l’improviste, un rendez-vous avec l’hiver et sa belle image. Je pars. Ici la laideur transpire des murs, de chacun et de moi-même. La rancœur est reine alors je m’absente. Puisque le thème de cet après-midi est le froid, je lui associe des images de mon collecteur mnémonique personnel : la blancheur virginale des premières lueurs. Celles où j’habite, levées sur les cimes de peupliers des marais où repose un manteau de brume. Des nuages très bas car la terre, ici, est imbibée d’eau et a le pouvoir de les retenir à elle. Je les domine de ma petite colline haute d’une centaine de mètres. J’ai rendez-vous avec la montagne et mon sourire intérieur est à l’unisson d’un frisson épidermique provoqué par la surprise ; ce paysage m’attachant à son absolu.
     Ce matin ou bien un autre est tombé à point nommé parce qu’il faut bien respirer à l’intérieur de ce maudit bocal. Parce qu’une puissance me leste ici. Peut-être une fierté sournoise planquée dans quelques recoins de mon âme mais peu importe. De mon fauteuil, un panorama hiémal déroule ses nuances de couleurs. Mes paupières battent l’air glacé, aiguisent l’acuité de mes deux yeux de chasseur traquant les éclats de la lumière et leurs splendeurs solaires qu’aucunes paroles ne pourront investir. En cette contrée, l’espace est vierge. Cette vision de pureté se plaque devant moi et me rend sourd.
     Une agitation règne autour de mes écailles d’argent. Je tourne de l’œil vers les autres. Une femelle poisson ouvre la bouche nerveusement. Des spasmes. J’oriente mes pupilles sur le plan d’une campagne insolemment blanche, portée serait-elle par l’incandescence orange du soleil défait du lit de la terre. Celui-là va monter vers le jaune du jour. Je m’y consacre, alevin, entre une eau trouble et une autre, faite d’une mixture sacrée. Ma gueule s’incline vers la surface prête à poser un baiser à la chose désirée.
     Il y a chahut.
     Je tourne encore de l’œil en direction des autres et progressivement mes oreilles recouvrent la vue. Le contact perdu avec l’instant privilégié mais avec la certitude intacte de le retrouver, tout à l’heure.
     Au début je ne comprends pas très bien. Elle parle vite, son regard luit. « C’est de ta faute ! Il fallait travailler ! Faut pas te plaindre ! Tu nous ennuies ! » Les invectives pleuvent. L’image me plaît, pleuvoir dans un bocal c’est formidable alors je lui souris et elle, ça ne l’amuse pas, ses lèvres sont aussi droites que l’Autre, le Rustique en chef. Elles barrent son visage recélant pourtant des possibilités de beauté. Mais en l’instant, la haine vrille ses yeux et les brûlent.
     Sans parapluie je regarde la méchante. Les coins de sa bouche sont un peu mouillés et c’est miracle avec tout ce vomi déversé brusquement. L’autre prend le relais, son amie de vacances. Tu ne t’es pas assez investis, ne t’étonne pas, il ne fallait pas attendre de formation, c’était à toi de te former !
     Ritournelle de guerre en pleine eau confinée sentant la vase séculaire de la bêtise. Que leur ai-je donc fait pour qu’elles se transforment ainsi en chiennes de combat ? Ma liberté de gueuler ? Celle d’énoncer les pensées ravalées par les gens ? Ma vaillance dont elles sont dépourvues par manque d’imagination ou par lâcheté ? Seraient-ce la raison de leur colère ? Ou encore, le signal du maître, l’attirance morbide du sang et en avant, on mord à pleine dent, on déchiquette à en devenir soule de violence.
     J’observe celle ayant mordu la première. Son ventre est gros. Elle est enceinte de six mois. Je pense au fœtus dont elle développe la vie et suis vraiment désolé de ses paroles pour lui. Il a entendu les mots de la guerre. Il est déjà en guerre.
     La vision fugitive de mon hiver matinal et sa pureté sont passées. Néanmoins, elle laisse un reste cette vision. Ce quelque chose en ma façon d’être, son importance pour la suite, une question aussi, celle de savoir si la race humaine est prête revêtir la parure de la neige ?
     En ce dégueulis aveugle je me lève, glisse, manque de m’étaler sous des regards en forme de rasoir et m’extirpe de ce piège à rat musqué.
     Dehors, l’air me lèche la figure. J’abaisse mes paupières provisoirement.

6

     Tu fais une lettre au maire !
     Un gars prend au bond mon annonce destinée à Etienne.
     Te laisses pas faire ! me dit celui-ci dont la colère durcit le regard. On se retrouve au café, je lui réponds.
     Etienne est un agent du service de la Gestion du personnel. L’autre est Philippe, il travaille à l’urbanisme. Je les vois souvent parler entre eux, des conversations de nature politique je présume. Les conseils d’envoyer une lettre au maire classerait son auteur en contestataire  extérieur au cénacle politique. Ça me convient ! 
     Je prends l’ascenseur. Il est rempli. Le numéro choisi est celui de l’étage des affaires sociales. Nous montons. Chœur élevant de la terre l’humaine condition. Mots absents, coups d’œil gênés, inutile de se regarder beaucoup pour comprendre, les choses se sentent au-delà des yeux.
     Dans la cage de fer, des gens aux origines diverses se pressent sur ma poitrine et moi sur la leur. Durant les quelques secondes de cette promiscuité nous sommes frères et sœurs. Postures, rides, sourires édentés, paroles de l’existence et de ses difficultés.
     Nous sommes liés les uns aux autres en attendant la porte s’ouvrir. Sur quoi s’ouvrira-t-elle ? Une chose meilleure ? Un monde exonéré de toute peine sociale, de types au pouvoir politique et économique exorbitant opprimant nos vies. Sur quoi va s’ouvrir la porte ? L’interrogation trotte-t-elle dans la tête de chacun en cette poignée de seconde, entre le rez-de-chaussée et le deuxième étage d’une mairie de banlieue parisienne.
     Selon la mécanique de l’ascenseur, nous ne pesons pas bien lourds. Pourtant de nos chaleurs unifiées, il se dégage tout de même quelque chose de pesant, une brillance mate sur nos visages marqués. Du plomb sous nos paupières, un humanisme existant mais difficile à exprimer.
     Bientôt le service des affaires sociales où le demandeur ou la demandeuse espérera recouvrir une chance qu’Il ou Elle sent lui filer entre ses doigts comme du sable trop fin. Un sable vraiment pas fait pour lui ou elle. De l’ouverture d’une porte à demi-fermée ou bien semi-ouverte, Il ou Elle verra un homme ou une femme et lui associera l’image d’un Dieu ou d’un diable. Une force spirituelle décuplée, puissance programmée à dire oui ou non. A ce moment, Il ou Elle regardera ses enfants amenés pour la circonstance afin de circonscrire la dite puissance, les regardera avec une culpabilité à luire les prunelles ; lucioles d’une vague de l’âme plus forte que les autres.
     Parmi ces gens, ces petites flammes se dissimulent derrière un masque soudain préfigurant l’ouverture des portes et tout aussi soudainement mon désir se limite à « un café me ferait du bien ».
     La porte s’ouvre sur une moquette usée et nous nous quittons sans signe de reconnaissance, une certitude plantée en nous de posséder les mêmes tracas.
     Je suis accablé, une peur, qu’allons-nous devenir, moi et ma famille ? Mon esprit est envahi par un avenir cadenassé. Je panique, longe les parois de verre me séparant du vide et l’idée de la fracasser me vient à l’esprit. Sauter dans le vide et tout s’arrêtera. Plus de problème, plus de connards ou de salauds à l’horizon, plus rien ! Rien que du rien. Je ralentis mon pas le long de cette baie vitrée, me regarde la frapper avec un marteau, la vitre vole en éclats, je m’élance dans le vide et tombe à la vitesse d’une lumière prête à se soumettre. Avant le sol irrémédiable, la vie et sa raison me serait révélée, mon dernier battement de cœur un sésame à cette question du « quel est le sens » nous triturant journellement.
     Je poursuis, cherche la monnaie, l’introduis dans la machine à café. Les gens de l’ascenseur sont déjà éparpillés vers leurs devoirs ou espoirs. Une aide financière, un retard de paiement, l’explication d’une déclaration administrative erronée. Tout est possible puisque nous vivons la fin d’une civilisation. Celle disparue dans l’âpreté du gain, celle ne voulant du bien à quiconque ou la voulant mais du bout des lèvres. Devant une machine à café d’une mairie d’une banlieue parisienne les images défilent, leur brutalité puisque j’y suis au cœur, mes enfants au loin, ma femme aussi et cette file de parias à laquelle j’appartiens dorénavant.
     Sur le portique d’entrée du camp de concentration d’Auschwitz, l’inscription signifiant que le travail rend libre est toujours présente. On me dirait tu exagères de ramener la vie d’aujourd’hui aux horreurs nazies d’antan. Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’antan ? Y-a-t-il une frontière entre ces deux notions ? Je pense à l’universel dont la qualité est de lier passé et présent afin d’éviter le bégaiement de l’histoire. Notre salut résiderait en cet universalisme, sa propension à nous mettre en place de l’autre. 
     Xavier m’a annoncé la perte de mon travail. J’appartiens à la mauvaise file donc. La file des affreux, des ingrats, ceux à éliminer. Nous sommes des millions en ce cas.
     Je bois l’acide noir. Etienne est là. Ses yeux sont toujours aussi durs. Tu ne te laisses pas faire me dit-il. Non je compte bien les emmerder jusqu’à la fin de mon contrat je réponds. Un silence nous attache l’un à l’autre. Nos regards doivent avoir la même tessiture. Une révolte partagée.
     Je désigne la machine, il acquiesce, nous la fixons sans la voir, sa complainte ignorée, nos idées cherchent un chemin au sujet du sujet, des points d’interrogations dont l’aboutissement est encore une fois les mots d’Etienne, il faut que tu te battes et ma réponse invariante, j’y compte bien, coups pour coups, coup de lame à la soumission.
     Il me serait insupportable d’endosser les habits d’une personne soumise. Il me serait douloureux de me courber devant une quelconque autorité. Pourtant tout est possible puisque nous vivons la fin d’une civilisation. L’indignité peut nous atteindre tous. Je l’évoque quelque fois, présage le passage-panique de l’intégrité à la subordination nauséabonde en un clignement de paupière. L’intégrer, oui, mais connaître aussi les bornes à partir desquelles se construisent notre Être-là, savoir cet au-delà impossible à pénétrer sinon à y perdre la vie sans remords. Savoir jusqu’où nous pouvons vivre, jusqu’à quelle concession extrême avec la réalité. Un travail sur soi essentiel à fournir pour détenir cette connaissance puisque nous sommes à la fin d’une civilisation, puisque cette dernière oppose une fin de non-recevoir à nos demandes de justice.
     J’ai l’impression d’être un mouchoir en papier que l’on jette dis-je. Tu dois réfléchir à une stratégie, il faut que tu restes avec Nous réplique Monsieur Etienne. Ouais, une stratégie, tu as raison, je vais écrire au maire, après on avisera.
Il part Etienne. Je retourne à mon point de vue de tout à l’heure, sa plongée sur le parking de la mairie. Mes sens l’appréhendent différemment maintenant. Car il faut se battre, refuser son assassinat social, combattre la délinquance des costumes cravates, des gens détenant le pouvoir de l’argent et la soi-disant Morale, la seule qui vaille paraît-il, celle obligée et à laquelle on doit se soumettre entièrement, son être, sa vie, ses enfants, ses parents enfin tout ce qui fait Vous et tout cela pour le bénéfice des entreprises, des possédants, des maîtres du monde. Foutaises !
     L’autre côté de la vitre, un arbre rivalise avec la hauteur de la mairie. Quel âge a-t-il celui-là ? Deux centaines d’années je suppose. Il grandit encore l’arbre. Je l’examine à mesurer ses centimètres gagnés quant à la jonction chimérique avec le ciel. Il me ramène au temps de mon enfance, un début d’après-midi.
     Le jeudi, après manger, nous partions moi et mes camarades, aventuriers assoiffés de découvertes. De nos HLM, nous levions les voiles vers le bois, là-bas, de l’autre côté de la route nationale. Lors de ces départs fraternels, une joie violente heurtait ma poitrine et il eut été impensable de m’interdire cette équipée, à voir ce bonheur féroce transparaître de mon corps. Je me rappelle d’une fois pénétrant ce bois, la sensation extrême de chaleur tombée subitement sur mes épaules, le sol me réverbérer le restant en pleine figure. La température estivale était étrangère à ce ressenti. Il s’agissait d’une chute. Je regardai ses grosses branches noueuses, l’épaisseur de son vert dentelé, me souvient d’une chaleur envelopper mon visage d’enfant surpris, de cet arbre infiniment grand. Un chêne d’une époque si lointaine que je m’y voyais sur un cheval, chevalier effronté en ce moment de rêve. J’avais neuf ou dix ans et ce fut ma première sensation érotique inscrite dans mon livre à souvenirs. Un arbre majestueux en était l’initiateur. Une force incommensurable suspendue entre ciel et terre recouvrant de ses milles mains la virginité de ma peau d’enfant. J’étais à l’aube d’une révolution.
     L’évocation de cette scène est liée à ma rencontre avec Etienne. Sa solidarité et notre complicité sur la question de la justice me redisent le lien d’alors avec les copains de mon quartier, affirmé était-il par nos escouades parmi les mystères de ce bois. Ensemble, nous nous sommes construits. Nous étions du même organe social. Enfants des HLM, pirates cachés dans les caves surgissant en plein soleil dans le but de provoquer la peur et récoltant irritations et colères du camp des adultes, incompréhensions et poursuites pénales.
     Etienne me ramène à ce dont je suis issu. Du peuple, des bagarres de rues, des voyous et du combat, de la tête relevée, de la dignité rempart ultime à la déchéance, du non-droit à l’erreur sinon la dégringolade, de cette question de survie posée obsessionnellement par les gens du peuple, de ceux-là prêts à égorger — pour ma part pas n’importe qui, un président d’une transnationale de préférence. Toutefois, serais-je capable de tuer même le pire des salauds ?
     A l’ombre de cette interrogation, nos ainés résistants à la botte nazie me paraissent insurmontables. Ils furent des hommes et des femmes qui apprirent le courage à se salir les mains, à vomir de douleur après avoir tué l’ennemi. Ils ignoraient le meurtre et se vouèrent à l’humanisme jusqu’au renoncement de soi-même. Etienne m’entraîne à un retour sur vie.
     L’origine est écho. Il vous revient lorsqu’un mur se dresse, lorsque ses propres pas buttent au pied d’une verticalité rendant les sommets injoignables. L’arbre du parc pousse vers le ciel ; son image, je la vois ainsi, une poussée vers l’azur. La décision du chef de mon service est un mur ; je la ressens ainsi, un mur contre lequel mon équilibre se brise tel un verre de petite qualité où néanmoins se buvait un avenir assuré.
     Aujourd’hui, le présent est un vainqueur cynique. Je m’en retourne vers les chemins de mon enfance, son temps des cerises et de vérité intacte où ma puissance juvénile s’agitait au-dessus de la foule, pareille à un ballon rouge de fête foraine en signifiant eh ! J’existe et avec joie !
     La fraternité d’Etienne témoignée à mon endroit est tout l’or du monde offert. Celui-là me transcende vers le bois de mes dix ans et de mes copains, un plaisir trempé au sein d’une cathédrale verte ; les prémices de ma révolution d’homme.
     Le regard peut être vague mais l’être ne s’arrête jamais d’être. L’émotion contenue est dense, la marche de l’humain éternelle, mes pensées des jambes de sept lieues m’emmenant partout, selon des digressions impensables.
     Je rentre au bocal, suis le fil rouge de l’habitude. Cette petite note têtue à laquelle nous ne prêtons plus guère attention. La répétition des choses est éreintante et nos sens, à tout moment sont capables de s’éveiller en donnant une profondeur terrible à notre regard.
     Les autres ayant acceptés d’être rangés pareils à des objets de production comprennent difficilement ce type de changement, ce ras-le-bol explosif. Ils élaborent des explications oiseuses, supputent, puis, très vite, se changent en égorgeurs. Ils veulent votre peau. Ils désirent votre exclusion rapide afin d’enrayer la perturbation des règles du jeu dont vous êtes la cause. Ils souhaitent préserver leurs repères de travailleurs dociles contre toute atteinte réfractaire, il leur a fallu tellement de temps et d’angoisse pour trouver ce travail.
     Tu exagères, tu vois du meurtre partout ! me dit la petite voix.
     Je sais ! Mes pensées sont noires. Mais dois-je affirmer que, oui ! Tout va bien ! il fait chaud, beau, la pluie de ce matin est une idée fausse, il n’a jamais plu, pas du tout, il faisait un temps resplendissant et répéter tout va pour le mieux.
     Nous avons toujours le choix. Le choix de ne pas choisir. Cela a été dit et répété jusqu’au poncif. Alors quoi faire ? Inventer autre chose, une appréciation nouvelle des évènements. Il fait beau, seulement voilà il pleut ! Peux-tu m’expliquer ? Bien sûr. Prendre vingt gramme de sel, trente de sucre et puis…lorsque la pâte est bien agglomérée alors tu la roules à perdre haleine…à perdre haleine m’entends-tu ? Quand tout va mal, eh bien tu te dis « tout va bien ! » C’est aussi simple que cela mon petit gars, tu te persuades et voilà tout !
     Je n’y avais pas pensé au « Voilà-tout ». Je l’oublie à chaque fois, lorsque le mal de vivre me saisit par le col de mon cuir en me disant tout bas, dis donc petit tu crois t’en tirer comme ça ! sans égratignure. La vie est faite pour en chier mon bonhomme !
     C’est vrai, je ne pense pas assez souvent au Voilà-tout. C’est mon erreur ! La cause même de mes déboires sociaux, de mes rendez-vous manqués avec madame Société.
     Je change de position. Du révolté à l’étiquette d’énervé cousue à ma chemise, je permute : Xavier existe mais de manière très relative. Et je monte au créneau, et je parle comme en me jetant du haut d’une falaise. Avez-vous vu le dernier film d’untel, pas mal, non ? Les branchies bougent. Rouge sang, blanche écaille, rouge, blanc… euh… non… je ne l’ai pas vu... La réponse a mis plusieurs secondes à se construire. Cependant elle est sortie de la bouche du poisson femelle placé à ma gauche. Enfin d’Hélène car le poisson a un prénom, nous en avons tous, maman et papa l’ont voulu ainsi, enfin je l’espère.
     Hélène me dit qu’elle n’a pas vu le film d’untel et je lui en suis reconnaissant, sauvagement. L’envie de l’étreindre me saisit, comme l’autre jour à la cantine, lui signifier ainsi ma fraternité. Je me retiens et tant pis pour le cinéaste en question, plongé est-il dans une affaire de poisson mal famés au sein d’une mairie au discours social contredit par sa gestion capitaliste de ses salariés. Tous des pions ! Qu’ils ferment leur gueule ! Avec sourire et termes choisis, du beau vocable, pas neuf mais d’un humanisme lacrymale à souhait. L’affirmation d’une révolte oui ! mais avec Un mais… Attention à ne pas faire n’importe quoi ! Apprendre la patience. Demain sera le grand jour, pas avant ! Les masses populaires ne sont pas prêtes. Et nous voilà tous à écouter le représentant du peuple inspiré par la parole biblique. Ne vous inquiétez pas ! vous souffrez mais le paradis existe mes amis, nous le construisons ensemble en parlant de lui. Un jour il émergera de nos paroles, de nos pensées. En attendant, il faut savoir patientez et accepter les conditions autoritaires du travail. Fermez vos gueules camarades !
     En attendant, le représentant du peuple empoche son salaire dévolu à son rôle de comédien patenté par le monde politique et le bon peuple se débat avec les banquiers, les huissiers, les patrons exploiteurs, les petits chefs harceleurs, les... La liste est infiniment longue.     
     Il est vraiment dans la merde le cinéaste ! Une ambiance délétère malgré son évocation et mon désir de fondre la glace polaire entre quatre personnes ayant désappris le devoir de l’échange et de l’empathie. Il est dans la merde le réalisateur cinématographique de la réponse dont la question dont je suis pourtant l’auteur m’est devenu brusquement étrangère.
     Une solution tout à trac, celle du « Voilà-tout ! » Ne t’inquiète pas monsieur ! Une simple illusion d’optique ! Si tout semble foutu, une simple méprise voilà tout ! Non, ne t’inquiète pas Monsieur du Cinéma, ma question te concernant est la preuve de ta notoriété. Je vais le dire à Hélène, gentiment, car nos relations actuelles autorisent malaisément des points de vue incisifs. La pédagogie est absolument nécessaire afin de la rallier à ta démarche esthétique. Cependant, je préfère te prévenir de mon possible reniement à ton endroit. Une idée plus forte que toi-même m’inciterait à le faire. Sauver l’équilibre d’une équipe de travail est La priorité et peut-être y trouverais-je le moyen d’éviter le chômage.
     Non vraiment, le cinéma je n’aime pas précisément me répond Hélène avec son air coutumier, imperméable, presque sauvage, affirmant à demi-mot sa contrariété à parler. J’essaye de décliner la conversation sur tel ou tel acteur. Mon insistance est obtuse. A quoi bon. Elle ne veut pas parler. Ma réflexion sur le temps suit puis rien, le bruit des bulles, le poisson Georges opinant du chef.
     Celui-là est le plus tourmenté de notre carré. Sa culpabilité se dispute parfois à une distance froide. Son comportement envers le groupe formé malgré nous est indécis. Les autres, Hélène et Nathalie sont en ordre de combat, liguées entre elles avec l’aide deux poissons compagnons de vie commune situés dans le bocal d’à côté. Ces quatre-là noyautent, retiennent l’information, une entre-aide circonscrite à leur groupe. Ils accaparent un petit savoir afin de durer petitement. Durer et éviter la mauvaise note, la potentialité du chômage. Le poisson Georges par moment se cabre, joue l’hippocampe revêche, supporte mal le silence et l’isolement. Il évite les attaques, le front luisant et le teint pâle. Son poste l’embête profondément mais sans autre choix professionnel, il endure, il rechigne, se courbe et lorsque ses forces manquent à l’appel, se retranche derrière une langue venimeuse.
     Le cinéaste a failli à sa réputation. Son humour est resté quelque part, de l’autre côté. Ici, il n’intéresse personne. Ici, le boulot ressemble à la guerre. Ce sera ainsi jusqu’à la fin de notre fin de civilisation. Jusqu’à ce temps où nous aurons le courage d’interdire de rétribuer quelqu’un ou quelqu’une selon sa fonction sociale. De casser cette relation nauséeuse entre le travail et l’argent et promouvoir la valeur du labeur comme une valeur absolu d’échange effaçant le rapport de force entre travailleurs.
     Arrête-donc un peu ! Tu nous ressors les idées de nos vingt ans. Des positions anarchistes inconsidérées me disent des amis aux ventres rebondis.
     Je m’adresse à Georges. Sa forme est plutôt en baisse, sa mine chiffonnée. Comment faisons-nous pour trouver cette force à nous démettre de soi ? A nous rentrer en-dedans puis fermer à clé ? Comment sommes-nous capables de nous martyriser, seul, de cacher cette clé, pauvres fous, clé de plus en plus difficile à trouver, les ans passants. Pourquoi cette propension à se foutre en l’air aussi facilement ? Qu’est-ce qui nous agite en ce sens ?
     Le regard de Georges frise le haut de son écran d’ordinateur. Puéril il masque son intérêt envers un poisson nageant sur le côté, faute d’oxygène. Il m’observe sans toutefois donner l’impression de le faire. Il m’épie et sa réponse est un grognement imprégné d’eau annonçant la noyade prochaine.
     Je le surpris un jour, irradiant au milieu des filles du service du personnel, toutes conquises à sa cause. Je restais sur le pas de la porte du service, un prodige se déroulant devant moi. Un homme-poisson métamorphosé en homme-tout-court et mes certitudes à son sujet disloquées illico. Son sourire était aveu de pleine force à plaire et séduire. Les yeux des filles étaient emplis de rires. Elles étaient concentrées sur l’échange plaisant entre une des leurs et lui, roi d’une minute à la posture charmeuse de jeune étudiant avec une volonté à troubler le plus grand nombre. Il s’amusait de la situation. Je surprenais la facette inconnue d’un type tirant sur la même chaîne et dont le nombre de ses mots m’étant destinés durant une journée de boulot approchait la cinquantaine. La surprise me laissait sans voix. Son regard me gomma et son visage continua à rayonner en cette assemblée féminine. J’eu une gratitude envers lui pour cette ignorance témoignée. Elle ne certifiait aucune haine à mon endroit. Il se foutait de ma présence voilà tout ! Je refermai la porte avec discrétion devenant encore moins que rien à ses yeux, mais ce rien, c’était du « tout bon », le désir foudroyant d’un type à effacer la réalité opaque du bocal dans lequel il était empêtré.
     Je lui parle du temps à Georges. Du vent, de cette bruine soudainement apparue en début d’après-midi. Il opine après l’avoir pareillement fait, il y a peu, au sujet du cinéaste évoqué. Réponse standard, regard obstinément rasant le haut de son écran d’ordinateur. Il dissimule aux deux autres « poissonnes » de l’aquarium, une attention sur ma personne qu’elles jugeraient suspecte. Il ne veut aucunement remettre en cause l’alliance objective établie entre eux trois contre ce Nouveau venu pas-comme-les-autres.
     Georges est le maître de l’esquive. Aucune prise de position nette, des soupirs réguliers, des saturations muettes par moment, manifestée par une musique rock qu’il écoute parfois sur son poste de travail. Groupes musicaux des années mille neuf cent soixante-dix inondant de leurs guitares électriques notre eau de bain. Toute cette frange de la jeunesse s’étant tournée vers une culture d’opposition gentillette faute d’avoir su s’organiser et foutre en l’air les pouvoirs politiques locaux en instaurant la démocratie directe. Doors, Jimy Hendrix etc…, les mentors de la rébellion virtuelle, auxquels nous nous sommes identifiés tous, plus ou moins, mais quand même, faute de mieux, façon de masquer notre passivité, notre résolution à accepter les conditions imposées du travail et notre soumission à l’autorité, aux petits chefaillons.
     Georges est un peu ce mélange, alliant servilité et individualisme rebelle, ignorance de l’autre et sa reconnaissance relative. Un petit gars qualifié de « gentil tout-de-même » et de « sûr néanmoins ». Un opportuniste assurément allant où le vent dominant souffle. Un adapté souffrant son adaptation à cause du voisin « qui fait pas son boulot ».     Sans rancune ! C’est bien ça Georges ?
     Je ne t’en veux pas, la vie est vraiment tordue ! Se vouloir droit dans son courant relève d’un héroïsme pathologique, une folie que l’on est en droit de refuser.
     Moi, la folie me convient. Elle me manquerait si elle disparaissait de ma vue. Cette envie de dire au flic contrôlant mon identité, va te faire voir ! mon identité je la garde pour moi et mes proches. Aussi ceux curieux de mon exception existentielle. Toi et ton uniforme je ne vous aime pas ! Vous représentez l’ordre et l’oppression. Alors met-moi en prison ! Cela ne m’empêchera pas de pousser les portes du rêve et de rentrer en son palais. Je suis contre ce Tout morose quand il n’est pas infect. Contre toi et ta peur de l’inconnu, du gars n’ayant pas ta coupe de cheveux, n’appartenant pas à ton origine raciale ou sociale ou je ne sais quoi encore. Oui ! Le rêve ! C’est cela mon secret !
     Il me vient à l’esprit, là, pour l’immédiat, Maurice Ravel, son concerto en sol majeur dont je trouve la trace sur le réseau informatique mondial. Son adagio assai et son or prodigieux se répand immédiatement dans notre eau de malheur et le regard de Georges frise toujours le haut de son écran et les deux autres jeunes femmes sont des carpes toujours aussi déterminées.
     Je suis à ce dont les touches fragiles et cristallines de Maurice sont : une délicatesse infinie relatée par l’ombre du romantisme, l’inaccessibilité au bonheur, l’impossibilité de vivre une joie entière. Ombre et lumière de la vie mais aussi reflets de notes serties des plus belles pierres précieuses jamais entrevues, jamais entendues. Oui ! monsieur le flic, vous pouvez nous mettre au cachot, les levés de soleil sont éternels. Plusieurs fois par vingt-quatre heures. Je pense à toi Missak Manouchian ! A tes camarades aussi ! Et Maurice devant son piano, son adagio ressuscitant un petit air d’humanité contenu en chacun de nous avant le souffle. Le souffle du vent nous emportant vers toi mon amour, vers elle son amante, matière appelée sentiment. Les notes de musique parlent notre histoire à tous. Elles capturent. Nous nous y voyons dénudés sans pudeur et si la rougeur nous dévoile à quelqu’un ou quelqu’une, celle-là ou celui-là devient le possesseur de notre humanité, ainsi, par si peu, une portée musicale, rendez-vous compte ! Quelques noires et blanches, croches ou double-croches et tout bascule dans l’Amour…ou la haine. Il en faut de peu, hein ?
     Que la vie est terrible, violente et belle. L’antagonisme du bien et du mal nous tenant droit sur des jambes frêles capables de traverser les plus indomptables océans, notre cerveau obstiné émergeant au plus extrêmes de nos membres impavides.
     Une dignité affirmée, droite, comme un I, entre le bonheur et le malheur avec le temps comme gardien d’une équité qui nous sauverait de la souffrance.
     Gêné, Xavier s’infiltre entre Maurice et moi. Peux-tu venir, j’ai à te parler me dit-il. De poisson je me transforme en chien suiveur de celui au pouvoir de l’Os. Donnera ou donnera pas ? La faim sera-t-elle évitée ? Allons-y ! Nous saurons bien la nature de l’offrande.
     Ne referme pas, je te propose d’aller voir « une telle » prononce-t-il à voix basse. C’est chasse gardée ! C’est cadeau ! Nous nous connaissons continue-t-il, elle est bonne conseillère en matière de recherche d’emploi. C’est une des responsables du service des ressources humaines.
     Les bouts de mes chaussures sont un peu sales. La pluie, le vent, la boue, les feuilles tourbillonnantes, nous sommes au sein du mois de l’hiver approchant. Bientôt la neige, pas sûr, avec le réchauffement climatique désormais, les saisons s’enchevêtrent incertaines les unes aux autres désormais.
     Xavier veut me faire oublier les saloperies du monde, sa dureté, la gadoue dans laquelle on patauge. Sa gentillesse de me proposer une aide, s’inscrit déjà sur la liste de ses bonnes actions hebdomadaires. Plus mes yeux s’accrochent à la souillure de mes chaussures, plus il est concevable que Xavier connût le confessionnal, gamin.
     A dix ans, moi et un copain dont le père était réfugié politique espagnol, attendions ceux du catéchisme à la sortie de leur église pour leur lancer des caillasses. On ne les piffrait pas ! J’ai un peu honte d’avouer aujourd’hui ces agissements.
     Seulement les chrétiens ont tellement opprimés le monde pendant deux mille ans que nous pouvons depuis la laïcité merdeuse où nous évoluons leur dire aujourd’hui leurs vérités crues et ce qu’ils furent : oppresseurs du peuple, pourfendeurs de la science et de l’intelligence, répresseurs du corps et du plaisir, instigateurs de la soumission en service commandé pour des autorités les plus abjectes.
     Je comprenais mon copain espagnol les haïssant du haut de ses dix ans. Son père défenseur de la république espagnole contre le fascisme avait dû fuir les bombes des avions bénis par ces mêmes chrétiens dévoués aux militaires et à leurs armes aveugles coupables de tant de massacres de femmes et d’enfants.
     L’envie me reprend en plus fort. Tout à l’heure, une animosité me titillait les membres à son annonce de me virer. Là, il enfonce un peu plus la lame et mon envie de lui balancer une grosse caillasse en pleine figure serait l’héritière de ces souvenirs d’enfance.
     Ecoute Xavier, je ne réclame pas un conseil en recrutement mais le maintien de mon droit à travailler ici, dans ton service, peux-tu le saisir oui ou non ? je lui demande avec force. Sa tête me dessine une horizontale, me barrant bel et bien ce droit.

7

     Devant son bureau, je l’ai immédiatement comparée à Napoléon Bonaparte. Petite, énergique, l’œil furtif, néanmoins perçant, elle sent les choses et se positionne selon leur nature. Politique à souhait.
     Cette femme, je l’ai vue à une grand-messe des luttes sociales. Elle m’avait lancé un petit bonjour. Je le lui avais renvoyé timidement, surpris de la voir en dehors du cadre.
     « Je n’ai pas tellement de temps ! m’annonce-t-elle ». La Napoléone est en campagne. Je m’assois, mes illusions rangées quelque part, ma mémoire incompétente à définir l’endroit exact, calé suis-je sur une chaise dont la qualité objective serait de type éjectable. Celle d’en face est le « cadeau » de Xavier, grand maître devant l’éternel du pardon et de l’aide personnalisée. Celui ayant scrupuleusement décidé de ma proscription avec une culpabilité ostentatoire. Cette femme est la responsable en second du service des ressources humaines de la municipalité.
     Nous allons voir votre curriculum vitae. Je vais vous apprendre à l’améliorer. Une aide personnalisée que je vous fais là ! ajoute-t-elle avec un petit sourire condescendant. La matière plastique craque sous mes fesses. Xavier m’a parlé, il est vraiment très gentil ! Il pourrait ne rien vous proposer, mais non ! J’accepte donc sa démarche. Toutefois j’ai énormément de travail, je vous donnerai les lignes directrices et vous les étofferez. En accord ?
     Dehors, une cour intérieure où des fumeurs y savourent plus un répit qu’une cigarette. La peur, le mal être, l’ennui, un stress invitatoire à l’évanescence d’une fumée qu’ils exhalent en communion, assimilant peut-être sa légèreté à la pensée secrète de fuir leurs geôles respectives. D’autres, solitaires, semblent expirer un souci, tête baissée, le jet nerveux, d’autres encore, provocateurs, la nuque rejetée en arrière, éprouvant artistiquement leurs volutes produites, un tantinet orgueilleux. Part en fumée un bout de leur vie mais ne le jugent pas ainsi. Attachés sont-ils à cette mort permanente inoculée en eux par l’Entreprise, ces paroles délétères à leur égard, leur médiocrité dénoncée, leur mauvaise réactivité remarquée, leur devoir impératif à s’améliorer. Tu as une tournure d’esprit obsessionnellement mal tournée me susurre la petite voix.
     Cette idée sursoit ma réponse. D’ailleurs, l’envie est nulle. Je ne veux pas lui parler. Ma voix tremble mais aucune parole n’échappe de ma poitrine. Son attention me soupèse. La mienne l’envisage dans sa globalité ; un être humain fonctionnant en obligeant les autres, sa fonction appliquée sous l’angle d’une démarche intellectuelle dédiée à l’efficience professionnelle des agents. Elle ne s’attarde pas sur un quelconque retour d’expérience de ces travailleurs. Non ! Elle est l’organisatrice en chef, l’Oracle devant laquelle on se tait afin d’écouter la voix du divin.
     Les mots sortent comme des glaviots. Ce n’est pas ça que je suis venu chercher chez-vous ! C’est du boulot ! On s’était engagé à me garder et maintenant on m’exclut. Vous vous débrouillez ! Mon curriculum vitae n’est pas à être amélioré, je n’en ai pas besoin. Par contre vous allez me trouver du travail ! Un poste dans n’importe quel service mais un poste qui me permettra de faire vivre ma petite famille. En accord ?
     Les traits de la Napoléone sont intacts. Elle a l’habitude. Le nombre de fois qu’elle gère ce genre de situation doit être conséquent. Endosser le rôle de responsable des ressources humaines provient plutôt d’un engagement et non du hasard. Ses armes sont aiguisées. Les enfoncer dans la chair du salarié à démettre relève de son quotidien. De sa fiche de paye au-delà de laquelle elle pourrait entrevoir une promotion. Elle réalise son boulot, sans états d’âme.
     Derrière elle, accroché au mur, un dessin d’enfant concurrence le style pictural de Paul Klee. Il m’évoque le fameux tableau du peintre intitulé le baiser. L’inconcevabilité entre le comportement de la cheftaine et l’amour expliquant vraisemblablement la présence de ce dessin sur le mur, me suscite un malaise. Mon désir confus de la secouer puis maintenant, l’apparition de ce dessin accompli par un enfant, le sien sûrement. Je suis défait. Comment peut-on développer le sentiment d’amour chez soi, embrasser son bambin, lui appliquer de gros poutous sur ses belles petites joues roses et condamner froidement un papa à l’absence de subsistance économique. N’y-a-t-il donc aucune solidarité entre parents ?
     C’est de ta faute ma pauvre pomme ! Tu ne travailles pas assez bien ! On te gardera lorsque tu amélioreras ton travail ! La petite voix a surgit, à nouveau, grincheuse. Celle-là, je vais lui écraser sa sale petite gueule.
     Une autre la remplace. Tu sais, les SS avaient des enfants qu’ils chérissaient. Après leur boulot du jour consistant à exterminer un certain nombre de déportés, ils embrassaient leurs petits chéris et ceux-là babillaient de joie, courraient d’allégresse à se savoir tant aimés. Parfois la maman SS était sombre. Ses draps tendus sur le fil à linge du jardin avaient été souillés durant le jour entier par les cendres des fours crématoires. Elle regardait ses tissus salis par l’air pollué. Rêvait-elle peut-être d’une vie berlinoise pleine de culture et de rires, loin de ces crânes rasés affichant lamentablement une infériorité intellectuelle évidente.
     La violence fourmille en moi. Mes artères se tendent, mes veines palpites, gonflent sous ma peau. C’est dur. Garder sa lucidité, réfréner son désir à rosser les petits chefs, les flics, stopper leurs actes nous contraignant, forçant des familles entières et leurs petits.
     Ma mère avait…  Arrête immédiatement ! se fâche la petite voix. Je l’ignore et continue, ma mère avait donc une… arrête de rabâcher des histoires qui n’intéressent plus personne poursuit-elle. Tu es un malade m’entends-tu ? Un désaxé. Un mec morbide se complaisant dans la mort et qui… Ecoute-moi ! je la coupe. Ferme ta sale petite gueule ! Ferme-la avant que je te démolisse. Je suis à bout m’entends-tu ! J’en ai plein les pattes de ceux-là, qui régentent, ordonnent, oppriment, dénoncent. Je vais te parler d’une histoire. Elle m’a marqué.
     Ma mère passa son enfance à Paris. Elle avait une amie. Elle s’appelait Nathalie Breitman. Toutes deux appartenaient à la même école primaire. Elles s’appréciaient et s’invitaient mutuellement chez-elles. A la rentrée scolaire de 1942, ma maman chercha sa meilleure amie en vain. Le 16 et le 17 juillet, la flicaille française avait raflé les familles juives de Paris. Les jours suivants, des trains chargés des mêmes familles juives s’ébranlèrent vers les camps de concentration allemands. Ma mère chercha sa meilleure amie sans imaginer qu’en l’instant elle était sur des rails la dirigeant vers la mort. On lui répondit, passe ton chemin petite fille, il n’y a rien à voir ! Une gardienne d’immeuble a parfois l’esprit entaché de bêtise et de méchanceté. Elle est partie Nathalie Breitman, avec ses parents, avec les policiers. Ils avaient certainement des choses à se reprocher. Tu sais ces gens-là, il faut s’en méfier ! Eperdue, ma mère revint chez elle. Un bruit persistant circulait à Paris, les juifs avaient été raflés. Les gens laissèrent faire. Ma mère ne revit plus jamais Nathalie Breitman.
     Et alors ? aboie la voie acide.
     Résistance ! Résistance ! Il le fallait à cette époque. Afin de garder sa tête haute et mourir dignement sous les balles de l’ennemi ou vaincre ces salauds en dépassant le mutisme infecte de la majorité française.
     Peuh…
     Quand faut-il entrer en résistance active ?
     Peuh…
     Les brimades sur les lieux de travail se multiplient. Au service de la paye, une garde chiourme, petite responsable sous les ordres de la grande Catherine du dit service a tapé de sa règle de fer, les doigts d’une préposée aux bulletins de paye, pour une simple erreur. Dans les murs d’une mairie progressiste, une jeune femme a été violentée par sa chef. Si les murs ont des oreilles, les cours de justices sont injoignables.
     J’ai envie de cogner. Prendre le flingue et y aller. Sulfater les ordures, les salauds ! D’autres sortiront des placards ricane la voix, une autre me dit : lorsqu’on tue, on se tue. Je deviens fou. Je suis ivre de bestialité.
     Dans la cour intérieure de la mairie progressiste, un gars adossé au mur, tire sur sa bouffarde, me regarde le regarder. Un nuage sort de sa bouche. Quand on tue, on se tue me répète-t-il.
     Un ancien résistant raconte devant l’œil d’une caméra. Je devais aller à la rencontre d’un général allemand. Les copains l’avaient pisté. Tous les jeudis soir, il se rendait au bordel et repartait toujours à la même heure, empruntait le même parcours, une petite ruelle où l’attentat pouvait se réaliser. Il tirait son coup, rejoignait ensuite le quartier général de cette ville de province où des résistants étaient torturés dans les caves.
     Quand on tue, on se tue me répète le gars, la clope au bec…
     Avant la guerre je me destinais à des études de philosophie. Je croyais à la lumière de l’esprit. Je voyais la Grèce et ses navires dont les voiles se gonflaient du désir du Tout-Savoir. En ce jour, l’urgence était de répondre aux nazis. Les corps martyrisés de nos compagnons saturaient au quotidien nos esprits. Nous y pensions et souffrions. Le réseau avait décidé de commettre un attentat sur un très haut gradé de l’armée allemande. Tous les jeudis soir, le type revenait, une clope à la main, savourant le tabac après avoir éjaculé dans le ventre d’une prostituée. Une date fut convenue et je fus désigné pour le liquider. Je pris le révolver et partis avec un camarade. La ruelle me parut longue, très longue. Lorsque la fumée de cigarette révéla la présence du général, je me concentrai sur le rythme de mes pas à ne pas défaire. Je remontais la ruelle et lui, la descendait malgré un sol résolument plat. Je remontais et il descendait.
     Les traits de l’ancien résistant se marquent en marquant cette précision ; il descendait et moi je remontais. Je vois son angoisse. Le journaliste laisse le fil du souvenir se tendre et l’autre, la préposée du service des ressources humaines incarne la statue d’une vigie. Une lueur ironique semble briller en ses pupilles. Ouais, je crois bien qu’elle me hait à cette seconde. Son incapacité à m’aimer est évident et je m’abîme là-dedans, une disposition d’esprit identique à son égard.
     Vous savez c’est ainsi ! m’a dit ma voisine de palier. Les relations humaines sont imprévisibles. On est ami avec quelqu’un sans pouvoir l’être avec l’autre. Le fluide passe dans un cas et dans l’autre on se méfie. Une feuille de plomb existe bel et bien entre la Napoléone et moi et l’ancien résistant raconte sa remontée d’une ruelle, un soir d’hiver avec pour horizon un général descendant celle-ci, une clope à la main, allégé, serein, persuadé d’être immortel.
     Quand on tue, on se tue… Serpent, elle me regarde. Le froid imprègne ses yeux et l’autre, le nazi en chef, descend vers un type suant l’eau de la peur. Peur de se noyer dans un acte qu’il doit commettre. Il faut. Il le faut ! Pour ceux et celles assassinés par la bestialité de l’Allemagne national-socialiste. Ceux et celles torturés actuellement et ceux et celles qui le seront. Il faut arrêter cette souffrance organisée par les nazis en la retournant contre eux. Il faut les tuer. Mais quand on tue… Je n’étais pas un soldat d’une armée régulière. Je m’étais proposé d’en être un. Je m’étais engagé à tuer et en cet instant mon engagement allait se vérifier. Je pressentais mon existence basculée cette fois, mes mains se salir, se rougir du sang d’un homme, parce qu’il le fallait. A l’arrêt elle est, la garde du cheptel. Ses petits doigts napoléoniens éprouvent les deux bouts de son stylo, le tournent telle une vis fixant une idée dans son esprit. A quelques mètres du général, j’ai vu la scène du meurtre se passer devant moi. Une répétition de mon acte vécu mentalement. Le militaire s’effondrer et moi partir en contenant ma frayeur, marchant normalement, mes sous-vêtements collant à ma peau glacée. Les mètres s’effacèrent et il vint à moi d’un coup. Alors ce fut machinal. Je pris le révolver de ma main droite et tira une fois à la droite de sa poitrine, puis une seconde fois. Je restai immobile devant l’homme à terre. Le copain me prit l’arme de mes mains et tira dans la tête. Mes jambes inertes me laissaient figé, là, devant le corps d’un tortionnaire en chef dont la vue me traduisait l’acte irréparable de donner la mort. J’étais choqué. Le camarade me tira avec force, me poussa comme on pousse une lourde armoire dans un salon durant un déménagement. L’usage de mes jambes se recouvrit. Je m’éloignai du lieu m’ayant désigné meurtrier. Je marchai presque normalement.
       Avez-vous des ouvertures actuellement ? me demande-t-elle. Je ne sais pas madame, rétorque-je, ce n’est pas moi qui fais le marché du travail mais les entreprises. Selon l’augmentation actuelle du taux de chômage, mes chances de retrouver du travail dans le mois sont infimes. Vous devriez le savoir. Vous êtes dans une mairie dont le chômage est le souci principal. Non ? Vous êtes terrible vous ! réplique-t-elle, je comprends maintenant pourquoi on veut se défaire de vous. Vous vous méprenez madame. Ma colère est contenue dans ma relégation.
     Elle joue la provocation, me titille, essaye l’esclandre. Justifier mon renvoi pour des raisons caractérielles lui faciliterait son travail de surveillante en chef. Elle sauverait la face de ses patrons et de leurs discours sociaux infoutus d’être appliqués concrètement par eux-mêmes.
     Je vais me lever, l’ancien résistant se tait, le journaliste laisse aller le silence. Les années s’estompent et l’écho de ses pas s’amenuise. D’une fenêtre ouverte le rire d’une femme s’échappe. Le froid est un liquide, son pouvoir de vous raidir jusqu’à l’automate, devenir une mécanique avant de s’immobiliser, définitivement au milieu d’une rue, un endroit où les gens vous contournent se posant la question la plus proche de la réponse qu’elle contient. Qui est-ce ? Un type qui a mal tourné. Un terroriste !
     Cet acte m’a changé. La guerre a modifié ma vision de la vie. Avant j’étais une unité si je peux dire. Après je fus double… le suis encore… en moi une lumière inaltérable et puis l’autre côté, un miroir cassé dans lequel il m’est impossible de reconstituer mon visage. Je n’étais nullement préparé pour être soldat. Je fus un partisan dont la foi pacifiste me poussa à tuer. Folle contradiction dont je suis le dépositaire.
     Nous n’avons plus rien à nous dire lui dis-je. Je reviendrai quand le maire aura répondu à ma requête. En accord monsieur répond-elle. Elle parait tout de même soulagée la Napoléone, je commençais à l’embêter profondément.

     Retour vers le monde de l’amphibie. Avant, un café, un surplomb sur L’arbre prodigieux. Il en a usé des générations d’humains celui-là ! Il grandit encore. Peut-être vers l’immortalité. Ses branches aspirent l’espace autour de lui, s’élèvent à la hauteur du pari d’atteindre les premiers faubourgs du ciel. A chacun de mes passages au distributeur des boissons chaudes, je l’observe, fasciné par sa détermination immobile. Comment se peut-elle, cette puissance dépassant de très loin le nombre limité de nos battements cardiaques. J’envie sa robustesse et sa volonté. Prends-en de la graine mon petit gars ! A ses côtés, je cultive un goût pour la méditation et je lui en suis gré. Le temps du travail est aboli, une revanche sur celui abolissant le droit à penser.
     Pour redescendre, je préfère les escaliers à l’ascenseur, les descend précautionneusement, retenant quelques instants pour penser à mes sentiments éprouvés durant l’entretien de tout à l’heure. Représentations récurrentes de la guerre, obsessions difficiles, au sens de l’existence, à la justice et la relation entre les gens. Un tourbillon m’emportant avec lui, des objections sans répliques. Quand s’arrêtera-t-il ? Un jour connaîtrons-nous une tolérance partagée par le plus grand nombre ? Sortiront-nous de la souffrance sociale ? Jouirons-nous de l’air, des arbres, de la mer sans avoir peur de les perdre. Ma réminiscence des scènes de guerre de tout à l’heure est la marque supportée au travail, par nous tous, amis, indifférents, inconnus. Elle est sa prégnance.
     Roberto dénonce un état guerre décrété par le monde de l’argent et notre devoir à résister contre ses agressions commises envers les gens. Une résistance de basse intensité mais certaine. Je rejoins son point de vue. Nos vies sociales sont atteintes dans leur unité et nos existences physiques meurtries. Le nombre de suicide sur les lieux de travail augmente de façon effarante. Agressés par l’argent et par le profit d’une infime minorité nous souffrons.
     La fédération entre salariés de tous pays est nécessaire. Proposer une civilisation où le fric serait anéanti au profit d’un système d’échange dénué de rapport de force et de prise de pouvoir. Voilà l’enjeu ! Sinon, la guerre cognera encore et nos familles seront à nouveau décimées, meurtries et torturées.
     J’ose espérer des leviers d’expression non-violente disponibles afin d’éviter la violence et cette résistance armée dont quelques-uns de nos ainés employèrent pour défendre la liberté. Notre résistance du moment est de créer des organisations sociales en dehors des règles de la démocratie tenues par le pouvoir économique et politique. Nous diriger par nous-même, gérer l’économie dans laquelle nous travaillons, partager ses bénéfices entre tous, répartir les richesses à travers le monde entier. Apprendre à écouter et respecter notre planète aussi. Nous devons emprunter la voie d’une révolution pacifiste et si les détenteurs des pouvoirs actuels, les frères siamois de La politique et de l’Economie nous en empêche par la force, nous mettrons alors nos pas dans ceux de ces quelques femmes et hommes, maquisards de la lutte antinazie.
     Quand on tue on se tue. Je le pense bien sûr !
     Ils ont tué, ces quelques femmes et hommes. En eux, une partie est morte. Cette partie est leur douleur, leur déchirure, leur humanisme blessé. Un dédoublement rédhibitoire. Rien ne peut résoudre les actes qu’ils se sont imposés pour sauver la société humaine de la barbarie. Ils se sont sacrifiés et le savaient pertinemment. Leur innocence en allée à jamais. Pour les autres, les revenants des camps de concentrations ce fut la traversée de la mort. Ils sortirent d’une béance avec la question du pourquoi moi ? Certains se sentirent sales, infectes, pestiférés et préférèrent partirent sur la route du néant. C’est une partie de l’odyssée humaine évoqué là.     
     A la dernière marche, je tourne à gauche, un peu soûl par le tumulte du monde contenu en mon cerveau. J’emprunte un petit couloir, au loin une porte de secours et des visages inconnus, les uns contre les autres, des silhouettes bougeant doucement. Peut-être que… puis l’idée disparaît avant de se formuler.
     Avant d’obliquer, sur la droite, la porte de secours encadre un soleil couchant. Il irradie les branches basses des grands arbres du parc. Je m’arrête. Des nuages de traîne s’étirent devant son rougeoiement. A leurs contours, le mauve vire à l’orange. Il m’absorbe, interdit suis-je devant une porte de secours. Mon esprit part, là-bas, au milieu des couleurs merveilleuses. Croire ! Croire en un avenir fait de bleu croyant au bleu et à ce mélange des carnations. Entre le soleil déclinant et ces nuages dont les quelques traces de gris dénoncent encore les méfaits pluvieux d’aujourd’hui, ma peau s’hérissent d’émotion. Il y a les traces d’un combat. La lumière vient de le remporter. Son dessin est un joyau, une perle permettant la mémoire et la nuit des possibles. Viendra un autre jour, une autre fois. Demain. Si proche.   Une présence se manifeste. C’est Philippe. Il regarde dans le même sens. Nous restons à observer cette beauté, les paroles superflues pour l’énoncer. Cette chose existe et nos regards s’allument. Au bout du tunnel, un extraordinaire soudain.

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