Sur la situation des CFF

Communiqué n°61 - Juillet 2017

En Suisse (ou Confédération helvétique), un des plus grands employeurs du pays en est également la plus grande entreprise de transports publics, fournissant des prestations dans les secteurs du trafic voyageurs, du trafic national de marchandises et de l'infrastructure ferroviaire.
Cette entreprise, acteur incontournable de la place économique helvétique, s'appelle CFF SA (pour Chemins de Fer Fédéraux, on dit aussi « les CFF »).1

De la nationalisation... à la privatisation (mais l'État veille)

Crées en 1898 après la nationalisation de plusieurs compagnies privées ou cantonales, les CFF sont devenus, en 1999, une société anonyme à statut spécial, propriété de l'État.2

En conséquence, les employés ne sont plus des fonctionnaires, mais la Confédération helvétique reste le seul actionnaire de cette société. L'influence du pouvoir politique se fait au travers d'un contrat quadriennal avec la fixation d'objectifs stratégiques précis, l'imposition d'une contrainte financière drastique, l'accroissement permanent des exigences en termes de résultats à atteindre.3

RailFit : l'énième attaque du patronat

Pour garantir ces résultats, le projet RailFit20/30 représente l'offensive majeure menée par les CFF contre un grand nombre de prolétaires, c'est-à-dire celles et ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre. La direction et le conseil d'administration sont en train de faire avaler une énorme couleuvre à leurs employés. A l'horizon 2020, ils ont prévu de réduire les coûts de fonctionnement de 1,2 milliards de francs par rapport à 2014. Plus de 500 millions seront économisés sur les salaires. Cela se fera par la suppression de 1200 emplois (1400 postes de travail vont disparaître, mais 200 seront créés pour répondre à l'augmentation du trafic), par la disparition de certaines prestations dont bénéficiaient le personnel et les retraités, par l'augmentation des cotisations sociales à la charge des travailleurs, etc.4
Les dirigeants des CFF prétendent que ces sacrifices sont nécessaires pour conserver des tarifs abordables. Ainsi, ils veulent mettre dos-à-dos les travailleurs, prétendument privilégiés, et la clientèle, en faisant croire que ceux qui voudraient défendre leur emploi, leur salaire et leurs conditions de travail se serviraient directement dans les poches des usagers... En réalité, cette attaque en règle contre ce service public se fait au détriment des utilisateurs aussi bien que des salariés. D'abord, les sacrifices imposés au personnel n'empêchent pas les hausses de prix des billets et des abonnements, comme on peut le constater à intervalles réguliers. Ensuite, le stress et la surcharge de travail provoqués par la réduction des postes péjorent la qualité des prestations (pannes, retards, accidents...).

En octobre 2016 déjà, 120 postes de chefs de la circulation des trains, responsables du trafic ferroviaire, ont été menacés, dont 70 effectivement supprimés.5 La direction justifie cette réduction de l'effectif par la modernisation de l'infrastructure et par la mise en place de nouvelles méthodes de travail. Dans les faits, une charge de travail supplémentaire vient s'ajouter au stress déjà quotidien de ces employés assurant des taches primordiales pour la sécurité ferroviaire et cela, sans même parler du nombre croissant de trains circulant chaque année qui amènent naturellement un lot de travail en plus.
Une autre mesure d'économie réside dans l'externalisation grandissante de certains services à des prestataires privés. Pour ne citer que quelques exemples : le nombre d'employés CFF sur les divers chantiers ferroviaires ne représente qu'un faible pourcentage du total des ouvriers présents ; le service informatique des CFF a été délégué en grand partie à Swisscom et les services de nettoyage – que ce soit à l'intérieur des trains ou dans les bureaux – sont faits par une société privée. Récemment encore, une nouvelle mesure de RailFit est venue s'ajouter : externaliser les services médicaux des CFF à l'assurance privée Helsana.6 Sur la quarantaine d'emplois du service médical seul cinq postes seront conservés. Les 35 autres personnes devront choisir : être réorientées à l'interne dans les CFF (potentiellement dans des services diamétralement opposés à leur ancien poste) ou de se faire engager par Helsana.

Dans le sillage du capitalisme international

RailFit20/30 s'intègre dans la politique européenne des transports qui vise à ouvrir le secteur à la concurrence, en vue de renforcer sa productivité et sa rentabilité, à travers les méthodes managériales modernes, les suppression d'emplois, les privatisations et les dégradations des conditions de travail qui en découlent, dont la perte des maigres acquis sociaux des travailleuses et travailleurs du secteur public. Pour ne citer que quelques exemples, la Poste suisse a décidé en 2015 de supprimer les postes de chauffeurs de camion7, alors que les TPG (transports publics genevois) commencent à sous-traiter certaines de leurs lignes, par des entreprises privées internationales.8
En France, la RATP est en passe d'installer la nouvelle ligne de tram T11, en Seine-Saint-Denis, avec des salariés sous droit privé, perdant leur statut de fonctionnaire tout en devant faire preuve de souplesse sur leur place de travail.9 Ceci annonce une future privatisation du système ferroviaire français. D'ailleurs, le nouveau président Macron espère accélérer l'ouverture à la concurrence de la SNCF (le cousin français des CFF).10 En Italie, plusieurs compagnies de transport public urbain ont été privatisées ou sont en passe de l'être, et sous-traitent déjà certains de leurs secteurs, tels que les nettoyages. Encore une fois, salariés et usagers y ont tout à perdre. En effet, la mobilité forcée, le non-renouvellement des contrats d'apprentis et l'augmentation d'heures de conduite effectives coïncident avec une réduction des courses.11

Au niveau ferroviaire, il existe en Suisse un système hybride : le principe de la concurrence est accepté pour le trafic fret (marchandises), mais encore peu pour les voyageurs (certaines compagnies régionales comme BLS réclament cependant de pouvoir exploiter des lignes ferroviaires longue distance jusqu'ici réservées aux CFF12). Toutefois, la situation présente n'empêche pas le développement d'une véritable surenchère dans l'exploitation du personnel dont l'impulsion provient de la tête de l'État.
Bien entendu, il ne s'agit pas de défendre l'étatisation des entreprises contre leur privatisation, ni le maintien de leur monopole contre l'ouverture à la concurrence. L'oppression est omniprésente, qu'elle provienne de la bourgeoisie (la classe capitaliste moderne) ou de l'État, émanation du pouvoir de la bourgeoisie. En revanche, il est important de comprendre les changements structurels qui s'opèrent depuis plusieurs années dans ce secteur essentiel de la chaîne production-transport-distribution et qui revêt d'une importance particulière autant pour l'économie suisse qu'en tant que symbole d'une nation qui se veut prospère. Si la classe capitaliste est notre ennemi depuis toujours, son visage et les modalités avec lesquelles elle nous exploite se modifient au cours du temps, afin de pouvoir s'adapter au monde qu'elle a elle-même crée et de continuer à extraire du profit en pressant les prolétaires. Ce sont ces paramètres que nous devons analyser le plus finement possible, car notre survie et la réussite de nos luttes dépendent du niveau de connaissance que nous avons de notre adversaire.
Cette classe a besoin de se débarrasser de certains obstacles qui l'empêchent de continuer à valoriser son capital, car dégager du profit dans un monde du travail déjà rationalisé par des décennies de division scientifique des tâches et de machinisme omniprésent, revient à se tourner vers ce que la bourgeoisie sait faire de mieux lorsqu'elle est acculée : piller. Et elle pille dans les ressources qui permettent aux prolétaires de maintenir et de reproduire le seul moyen qui leur permette de continuer à survivre : leur force de travail. Ce pillage consiste à écraser de manière aujourd'hui décomplexée les quelques droits sociaux gagnés dans le passé par le prolétariat, et qui résident dans la redistribution d'une partie des richesses à travers le salaire et le salaire indirect (assurances, congés payés, etc.) et dans des lois qui assurent aux travailleurs un minimum de protection. Ce vol en règle n'est possible que par le retrait progressif d'un « État-providence » désormais obsolète, car encore trop bridé par des lois qu'il peine à réformer. A travers la privatisation, l'ouverture à la concurrence, il est plus aisé de continuer à faire baisser la valeur de la force de travail et de faire pression sur les salariés, en empirant leur exploitation et en pouvant les licencier librement selon les besoins du capital.
Dans ce jeu d'échec impitoyable que le système nous livre, il peut compter sur de nombreuses pièces qu'il manie avec un savoir-faire séculaire. Parmi ces pions à la botte du patronat, nous retrouvons bien évidemment les syndicats.

Avec la complicité habituelle des syndicats

Aux CFF, le Syndicat du personnel des transports (SEV) tente de freiner les « réformes » avec la mollesse caractéristique des syndicats suisses, engourdis depuis des lustres par la paix du travail. Il est assez piquant de suivre les raisonnements et les actions de ses dirigeants. En 2015, dès que les projets d'économies et de réduction d'emplois ont été connus, le syndicat a déclaré qu'il était urgent... d'attendre ! Attendre, et « pas appelé à des protestations ou autres mesures de lutte » avant de connaître les résultats de l'analyse de la société de conseils McKinsey, qui pourtant avait déjà – aux dires du SEV – « laissé d'amères souvenirs aux cheminots lors d'un précédent démantèlement ».13

Début 2016, le SEV lance une pétition contre RailFit, qui recueille environ 3000 signatures, soit moins de 10% des effectifs.14 Les revendications de cette pétition sont peu précises : elle réclame « la création des emplois nécessaires à la sécurité et au développement [du] réseau ferroviaire » (on n'avance aucun chiffre !), « la maintenance des véhicules exclusivement sur territoire helvétique » et « la renonciation à la sous-traitance »; mais surtout elle témoigne d'une mentalité conciliatrice, attachée à des temps mythiques où l'entreprise aurait été une grande famille, en se demandant : « Comment résister à la démotivation (...) ? Comment dissuader nos collègues les plus aigris de penser que les membres de la direction ne sont rien d'autre que des technocrates sans empathie aucune (...), jamais sur le terrain à nos côtés ? »15 Autant dire : chers directeurs, aimez-nous !
Avec leur habitude de négocier sans réel rapport de force, les dirigeants syndicaux essaient de faire croire au personnel que les acquis – ou du moins certains d'entre eux – sont gravés dans le marbre. Giorgio Tuti, le président du SEV déclare par exemple : « Nous avons la fameuse protection contre le licenciement, le « contrat social », [...]. Même si nous avons permis un léger assouplissement avec la nouvelle CCT, la base reste la même : le personnel CFF soumis à la CCT ne peut pas être licencié en cas de réorganisation. »16

Il est vrai que le licenciement pur et simple se produit rarement aux CFF. Mais ce que ce collabo oublie ou omet volontairement de préciser, c'est que, comme l'affirme la CCT des CFF, les personnes concernées subissent une « réorientation professionnelle [...] en raison de projets de réorganisation et de rationalisation ». L'application concrète de cette phrase se traduit parfois par la relocalisation de services entiers à l'autre bout de la Suisse, comme par exemple les différents services juridiques qui ont tous été regroupés et « rationalisés » récemment à Lucerne. Les personnes ne désirant pas déménager ont deux ans au maximum pour se faire replacer à l'interne des CFF. Passé ce délai, ou si elles refusent « trop » de nouveaux postes, elles seront mises à la porte. Précisons que la réorientation ne s'applique pas à tout le monde : les personnes qui ont 58 ans et plus ou celles qui ont moins de quatre ans d'ancienneté aux CFF n'y ont pas droit, histoire de restreindre le nombre de personnes détenant une infime chance de garder une place de travail.17

Les dirigeants syndicaux proposent d'attendre 2018 et les négociations pour le renouvellement de la CCT, avant d'agir contre Railfit 20/30, ou comment rappeler aux travailleurs et aux patrons que la paix du travail, revendiquée par la CCT18 et interdisant, entre autre, les grèves, sera assurée. Dans un communiqué de presse, le SEV affirme que « les suppressions de postes [et] une dégradation des conditions de travail n'entament toutefois pas le calme du SEV, car les négociations CCT auront lieu seulement en 2018 ». Le président du SEV appuye : « Comme d'habitude, nous prendront connaissance des revendications de démantèlement des CFF (...) et comme à d'autres reprises nous ferons en sorte qu'elles soient rejetées. »19
Un tel optimisme, cela s'appelle vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. D'autant que les « victoires » syndicales dont s'enorgueillissent les permanents du SEV consistent en réalité en des défaites. Fin 2016, après une manif de 300 personnes et plusieurs rounds de négociations, ils ont accepté une baisse de salaire réduite à 0,4 %, alors que les CFF prétendaient les baisser de 0,8 %.20 Comme le disait un syndiqué, lors d'une assemblée organisée à ce propos, cette concession fait suite à bien d'autres : « Comment peuvent-ils exiger une diminution salariale alors que nous avons renoncé aux négociations salariales entre 2017 et 2020 et renoncé à un jour de vacances de 2016 à 2018 en échange des mesures de stabilisation de la caisse de pension ? »21 La direction des CFF pratique ainsi la stratégie du saucissonnage, en réduisant petit à petit les prestations et les salaires, tout en permettant aux dirigeants syndicaux de ne pas perdre la face...

Les syndicats suisses ont l'habitude d'affirmer que ce serait pire s'ils n'existaient pas. Effectivement, ce serait pire pour les patrons. Car même s'il lui arrive d'agiter la bannière de la grève, le SEV sert surtout de garant de la paix sociale. En publiant, sur son site Internet, le nombre et les propos des participant-e-s à ses assemblées, ainsi que leurs photos (!), il offre à la direction de l'entreprise un thermomètre irremplaçable pour mesurer le climat qui règne à la base.

Autonomie prolétarienne face à l'exploitation

Les CFF sont désormais une entreprise qui fait des bénéfices.22 Ainsi, l'exigence qui est faite au personnel de faire encore plus et mieux avec moins est un signe politique qui s'adresse à toute la société : la mobilité qui permet la circulation des personnes et des marchandises – et donc des capitaux – doit être favorisée coûte que coûte, même si c'est au détriment de celles et ceux qui la rendent possible.
Les prolétaires ne peuvent pas continuer à tolérer que les syndicats, non seulement inutiles mais surtout complices de l'État et du patronat, lui dictent l'attitude à adopter face à ces mesures assassines. S'ils-elles veulent être en mesure de résister aux attaques présentes et futures, les cheminots, comme toutes et tous leurs sœurs et frères de classe, doivent commencer à réfléchir à leur propre stratégie. Seule une lutte véritablement autonome peut un jour nous mener à détruire l'exploitation.
Nous n'avons pas à cibler nos efforts sur la défense du code du travail qui n'est que mise sur papier de notre exploitation, mais nous devons refuser de concéder aux patrons la moindre miette supplémentaire, car seuls nos intérêts comptent, et pas les leurs, ni celui d'un État qui a été crée par eux et pour eux.
Nous ne gagnerons rien à céder à la peur, devant l'épouvantail d'une régression économique qu'ils brandissent sous nos yeux, mais nous devons saisir chaque attaque dirigée à notre encontre comme une opportunité pour montrer à notre ennemi notre détermination et pour retrouver au sein de notre classe une unité actuellement friable, si ce n'est inexistante.
Il ne s'agit pas de retourner « au bon vieux temps » de l'État patriarcal qui gère les grosses entreprises, mais de pousser notre ennemi dans les cordes, afin que cesse notre exploitation.
Le système nous déclare la guerre, alors affrontons-le à armes égales. Cette paix du travail revendiquée par la CCT est une page trop blanche de l'Histoire, et il est aujourd'hui nécessaire de la tourner d'une seule main, collective et solidaire.

Références :

[3] Christian Desmaris, Une réforme du transport ferroviaire de voyageurs en Suisse : davantage de performances sans concurrence ? « Les Cahiers Scientifiques du Transport » n°65/2014.

[11] Clash City Workers, Dove sono i nostri. Lavoro, classe e movimenti nell'Italia della crisi, ed. La Casa Usher, Lucca, 2014. Page 94.

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