Note de lecture de l'ouvrage du collectif Clash City Workers
Dove sono i nostri (Où sont les nôtres)
Éditions La Casa Usher
« Même si nous nous sentons aujourd'hui peu nombreux et isolés, entourés de tant d'ennemis différents, nous devons savoir que les nôtres résisteront et combattront, que la bataille n'est pas perdue. Mais qui sont les nôtres ? Et où sont-ils ? [...] nous ne pouvons pas nous permettre de philosopher, et nous avons besoin de savoir précisément comment nous sommes faits et comment sont faits nos ennemis. Parce qu'il en va de notre vie aussi : parce que nous sommes prolétaires – c'est-à-dire cette majorité qui ne dispose pas de rentes ou de moyens de production, mais qui, pour survivre, est contrainte de travailler, ou bien de vendre à quelqu'un, en échange d'argent, son temps, son énergie et ses capacités propres. Puisque ceux à qui nous vendons notre temps et nos forces en veulent toujours plus, jusqu'à nous consumer, c'est seulement en sachant bien qui nous sommes, sur qui nous pouvons compter, sur comment nous pouvons recoller ce que la bourgeoisie divise continuellement, que nous pouvons espérer ne pas mourir de faim et de fatigue. C'est alors seulement que nous pouvons repérer les points les plus importants de leur projet et les faire sauter. »
Résumé
Ce passage, traduit de l'italien, est extrait de l'introduction du livre « Dove sono i nostri » (Où sont les nôtres), du collectif Clash City Workers. Ce groupe, né en 2009 et actuellement actif à Naples, Rome, Florence et Padoue, réalise notamment des enquêtes et des analyses, mais tente surtout de soutenir, connecter et organiser les luttes en cours en Italie. Il gère un site Internet à l'adresse suivante : http://clashcityworkers.org/
« Dove sono i nostri » est une vaste enquête sur la structure productive italienne et la composition du prolétariat. Il ne s'agit pas uniquement d'un arrêt sur image, statique, mais également d'une analyse dynamique, avec, à chaque chapitre, un regard qui traverse les années. Cette clairvoyance permet aux auteurs de comprendre et de faire comprendre l'histoire du capitalisme italien afin d'identifier comment la classe au pouvoir a pu et peut continuer à contenir, diviser, soumettre toujours plus le prolétariat et faire baisser la valeur de sa force de travail.
L'analyse est réalisée selon une méthode précise qui, brassant de nombreuses données et pouvant rendre la lecture parfois fastidieuse, n'en est pas moins extrêmement efficace, aboutissant à des conclusions pertinentes. L'approche part d'une description très globale, macro, de la société italienne, pour descendre dans les détails les plus fins :
- Tout d'abord, les auteurs étudient la structure productive italienne, à quel point et comment elle a évolué dans le temps, quel type de capitalisme existe en Italie et donc sur quoi se basent les profits. Ensuite, l'impact qu'a eu la crise mondiale sur cette structure est brièvement décrit, ainsi que les tendances qui se dessinent par conséquent dans le futur proche.
- Après avoir compris comment la richesse se produit, il faut voir qui la produit. La population italienne est tout d'abord examinée dans sa globalité, pour avoir une vision première du prolétariat.
- Ensuite, l'analyse se concentre sur les quelques 23 millions de travailleurs italiens, en examinant avant tout le travail dépendant, qui contient la part majeure du prolétariat et qui est au centre du processus de valorisation.
- Après une analyse sommaire, le travail dépendant est décortiqué selon la subdivision Istat dans le secteur Ateco 20071. Le texte cherche de cette manière à faire comprendre comment chaque secteur d'activité est constitué, quelles contradictions s'y rencontrent, comment il est possible de les organiser. C'est donc pour cela que l'analyse n'est pas seulement théorique, mais qu'elle est liée aux enquêtes que les auteurs ont conduites sur les lieux de travail durant Après une analyse sommaire, le travail dépendant est décortiqué selon la subdivision Istat dans le secteur Ateco 2007. Le texte cherche de cette manière à faire comprendre comment chaque secteur d'activité est constitué, quelles contradictions s'y rencontrent, comment il est possible de les organiser. C'est donc pour cela que l'analyse n'est pas seulement théorique, mais qu'elle est liée aux enquêtes que les auteurs ont conduites sur les lieux de travail durant
- Le livre continue ensuite sur l'analyse du travail indépendant, dans lequel on peut trouver une part importante de prolétaires camouflés derrière des rapports para-subordonnés. Dans ce cas également, ceux qui ont mené l'enquête essaient de comprendre les contradictions et les possibilités au sens anticapitaliste du terme.
- Puis, l'étude est consacrée au chômage et au secteur, que les auteurs jugent d'une validité théorique et pratique douteuse, des Neet (acronyme signifiant « Not in Education, Employment or Training», soit les individus qui ne sont pas dans un parcours d'instruction ou de formation et qui n'ont pas d'emploi). Ils vont aussi « à la pêche » de la classe dans ces secteurs pour voir quelles propositions ou pratiques pourraient s'organiser, et comment le monde du non-travail peut se corréler d'un point de vue productif à celui du travail, dans l'optique d'une opposition plus grande à l'exploitation.
- Enfin, sur ces bases analytiques, le collectif Clash City Worker élabore quelques conclusions plus politiques, pour essayer d'organiser les nôtres et la conflictualité qu'ils expriment dans la lutte des classes en actes dans le pays.
Chiffres détaillés, enquête directe durant les luttes auxquelles ils ont participé et connaissances sur l'histoire du capitalisme italien (et, dans une certaine mesure, mondial), confèrent aux auteurs de « Dove sono i nostri » de la clarté lorsqu'il s'agit d'expliquer leurs analyses et de la pertinence quand l'histoire et la situation actuelle sont montrées sous la lumière du matérialisme dialectique, en opposant constamment les intérêts capitalistes à ceux du prolétariat et en tentant de comprendre les stratégies de la bourgeoisie.
Ainsi, un des premiers faits qui est démontré dans l'ouvrage, en opposition avec la vision traditionnelle de « désindistrualisation » ou de « disparition de la classe ouvrière », est celui de la tertiarisation de l'industrie, ou plus précisément d'une progressive intégration des secteurs productifs (primaire et secondaire) avec le tertiaire. C'est-à-dire que la part des services liés à l'industrie a augmenté.
Ces services sont : communication, Recherche & Développement, informatique, transports et autres services aux entreprises, qui incluent la jurisprudence, la comptabilité, la consultation financière et sociétaire, les études de marché, les sondages d'opinion, la consultation commerciale et de gestion, les services de nettoyage, publicité, architecture et ingénierie. Les autres services (tourisme, distribution et commerce, administration publique et autres professions « cognitives »), n'ont pas augmenté.
Cela signifie qu'un nombre toujours croissant de services est lié au secteur productif, ce qui implique que toujours plus de travailleurs participent à la même production.
De plus, les industries italiennes (ce phénomène est déjà en cours en Allemagne et la volonté des politiciens en France va dans le même sens), se relocalisent progressivement dans leur pays d'origine, profitant de la crise de 2008 qui, d'une part, a permis de renégocier à la baisse le coût de la force de travail, et, d'autre part, a réduit la consommation d'une manière générale, et avec elle, celle de produits provenant d'Asie, là où les industries s'étaient déplacées par le passé, trouvant une main d'œuvre bon marché, mais qui est devenue plus chère à mesure que le capitalisme chinois s'est développé.
Ce phénomène de tertiarisation de l'industrie, combiné à la relocalisation et à la financiarisation, qui concentre toujours plus de capitaux et toujours plus rapidement, accouche d'un prolétariat objectivement connecté, même s'il ne l'est pas subjectivement (nous reviendrons plus loin sur ce fait).
La partie principale du livre permet au lecteur de comprendre dans les détails le monde du travail et les luttes qui le traversent, en rappelant des notions communément admises, en mettant en évidence des faits peu connus et en cassant certains préjugés. Voici, en résumé, quelques points intéressants relevés par l'enquête :
- Les secteurs de la logistique et de la distribution sont intimement liés à celui de l'industrie. Une lutte dans un de ces secteurs peut avoir des résonances dans les autres.
- Dans tous les secteurs, les luttes sont plus fréquentes dans les grandes entreprises que dans les petites, du fait d'une plus grande connexion des travailleurs entre eux et d'une présence syndicale plus prononcée.
- Les entreprises de très petite taille, souvent de gestion familiale, ne connaissent pratiquement pas de luttes, car les salariés sont isolés et souvent liés au patron par des liens relationnels.
- Suivant les secteurs, il peut exister de grosses différences entre les macro-régions (Nord-Ouest, Nord-Est, Centre, Sud, Iles) en termes de tailles d'entreprises (ex : dans l'industrie, grosses entreprises surtout dans le Nord-Ouest), nombre de travailleurs (ex : majorité dans le Sud pour l'agriculture, dans le Nord pour l'industrie), salaires, chômage, travail au noir et inégalités entre les genres (Sud très défavorisé sur ces derniers points).
- Certains secteurs ont été durement touchés par la crise de 2008, d'autres pas du tout ou alors se sont rétablis.
- Les employeurs sont plus souvent des hommes que des femmes. On se retrouve donc souvent devant des situations ou des femmes sont engagées dans des entreprises de très petites tailles, avec un patron de sexe masculin, engendrant des problèmes d'inégalité qu'il est facile d'imaginer.
- L'écart entre ouvriers et employés tend à disparaître, que ce soit au niveau salarial, ou sur celui du type de travail.
- Les étrangers et les femmes sont les plus défavorisés en termes de salaires, types de contrats, reconnaissance des droits.
- Dans certains secteurs (ex : industrie ou services d'information et communication) on trouve beaucoup de travailleurs dits « externes », avec des contrats précaires, à durée déterminée, ou de « collaboration », faisant d'eux des membres à part, ne jouissant pas des mêmes droits que les autres salariés réguliers.
- On peut également trouver beaucoup d'apprentis (ex : industrie ou commerce), souvent très mal payés.
- Le secteur des travailleurs indépendants peut être divisé en plusieurs catégories inégales quant à leur place dans la production et leurs intérêts : les entrepreneurs, la petite-bourgeoisie, les professions libérales, les collaborateurs (para-subordonnés). Dans la deuxième et troisième catégorie, on peut trouver des travailleurs dépendants masqués, soumis par un autre patron aux même conditions d'exploitation que les salariés, mais ne jouissant pas des mêmes droits (ex : artisans travaillant sur des chantiers). Mais le groupe le plus exploité reste celui des collaborateurs, travailleurs « externes », qui formellement réalisent une activité indépendante, liée à la réalisation d'un projet pour lequel ils sont payés, sans être soumis à une hiérarchie. Dans la réalité, l'indépendance est inexistante.
- Ainsi, pour les travailleurs para-subordonnés et une partie de la petite bourgeoisie et des libres professionnels, le fait d'être indépendant est une tare plus qu'un avantage. Ils vivent la même exploitation et partagent les mêmes intérêts que les prolétaires. En revanche, les autres ont des objectifs qui contrastent avec les nôtres et leurs luttes ne doivent pas être confondues avec celles du prolétariat. En général, ils se battent contre leur propre prolétarisation et non pas pour soutenir le prolétariat face à la bourgeoisie.
- La catégorie des Neet (Not in Education, Employment, or Training = pas occupés et pas en formation) est inventée et superficielle. Contrairement à ce que disent les médias, il ne s'agit pas de gens qui ne veulent rien faire. Il s'agit souvent de jeunes qui ne trouvent pas de travail ou de femmes qui sont obligées de rester à la maison par manque de travail ou pour combler les carences des services sociaux. Il est donc inefficace de s'approprier cette catégorie qui est si chère aux médias. Il est en revanche important de sortir de l'isolement les jeunes et les femmes, qu'ils aient un travail ou non.
- Les chômeurs, dont font partie un certain nombre de personnes du collectif Clash City Workers, ont été protagonistes de nombreuses luttes par le passé, surtout dans les années 60 et 70, dans les métropoles du centre-sud, grâce à un constant renouvellement des rangs. C'est aujourd'hui plus difficile, notamment à cause de la disparition des espaces de médiation.
Dans leur conclusion, les auteurs synthétisent toutes les données recueillies et décortiquées pour tenter de faire émerger des pistes d'actions, des scénarios possibles, des forces sur lesquels s'appuyer pour intervenir dans la classe et sur la classe.
En première instance, ils insistent sur le fait que si tous les prolétaires doivent évidemment être impliqués dans la transformation du monde, s'il faut faire de la politique partout, exploiter toutes les contradictions, organiser toute la classe, entrer en relation lorsque c'est possible, il ne faut pas oublier que ceux qui occupent une place stratégique sont les travailleurs dits « productifs », car le pouvoir dépend de la possession des moyens de production.
Un nombre toujours croissant de travailleurs participent à la production. Il ne s'agit plus uniquement des ouvriers de l'industrie, même si nous assistons également à une relocalisation de certaines d'entre elles. Par la combinaison des deux processus déjà cités, tertiarisation de l'industrie et financiarisation, ces travailleurs, d'un point de vue matériel, sont déjà unis. Mais ils sont artificiellement séparés d'un point de vue syndical et surtout politique. Ce que nous devons faire, c'est recomposer d'un point de vue subjectif ce qui est connecté d'un point de vue objectif. Les auteurs préconisent l'action concrète, en accostant le travailleur en lutte, en lui étant utile et en construisant un parcours avec lui. En l'aidant, également, à viser plus loin que son supérieur direct, à reconstruire toute la filière dans laquelle il est impliqué, afin d'identifier le vrai patronat, dans le but de créer une alliance la plus vaste possible entre les travailleurs impliqués dans cette production étendue.
L'internationalisation du capital (à travers une même production se déroulant dans différents pays) est une réalité matérielle qui a déjà objectivement connecté les travailleurs entre eux. Il s'agit alors de nous internationaliser nous aussi, de créer des connexions politiques au-delà des frontières.
Il faut relever, dans chaque lutte, l'intérêt commun de la classe au niveau international, en se reconnaissant dans le destin d'un travailleur à des milliers de kilomètres, faire connaître aux uns le sort des autres, les faire se rencontrer, organiser des campagnes communes, les pousser vers des formes de coordination toujours plus importantes et stables, notamment pour les travailleurs impliqués dans la même multinationale.
Deux figures demandent une intervention particulière, non pas pour les détacher du reste en en soulignant la différence, mais pour assumer la condition de ces sujets comme étant la plus universelle. Il s'agit des femmes et des immigrés, rencontrant les plus mauvaises conditions de travail, avec les salaires les plus bas et l'avenir le plus restreint, dus à la structure du capitalisme italien.
Ici également, le capital a imposé des barrières artificielles : entre travail et non-travail (les femmes étant plus facilement expulsées du monde du travail et étant soumises aux tâches domestiques et de soin, à cause des coupes budgétaires dans le Welfare State et de la pression sociale qu'elles subissent), entre citoyens et non-citoyens (les immigrés étant obligés de travailler, dans des conditions souvent catastrophiques, pour avoir un permis de séjour). Il s'agit, encore une fois, de créer des connexions entre tous ces éléments et de dépasser ces barrières.
L'analyse et les enquêtes ont mis en évidence un autre paramètre, qui est tout autre que simplement idéologique : la question méridionale. Le Sud de l'Italie (mezzogiorno) pâtit encore plus que le Nord des contradictions du système. De plus, les travailleurs méridionnaux ont plus de difficultés à s'organiser collectivement, car occupés dans un contexte d'entreprises plus restreintes.
Les prolétaires sont également les premières victimes de la criminalité organisée, qui n'a rien à voir avec une supposée « mentalité » méridionale. Les mafias recrutent dans le sous-prolétariat urbain méridional leur chair à canon et leur main-d'œuvre. Mais la classe sociale de qui dépend l'activité criminelle et qui la gère, c'est la bourgeoisie : depuis la petite-bourgeoisie des travailleurs autonomes, jusqu'aux plus hauts niveaux.
Le Sud, à la remorque du développement du Nord, a été consciencieusement construit, depuis l'Unité italienne de 1860, comme un bassin réactionnaire. Les bases militaires qui occupent tout le Midi et les Iles n'en sont que l'exemple le plus spectaculaire. Si l'économie informelle/clientèliste devait créer de manière soft des réseaux peu perméables aux instances révolutionnaires, la criminalité devait devenir le bras armé des intérêts de la bourgeoisie italienne prise dans son ensemble, dans son rôle de conteneur social. Même les enquêtes de la magistrature ont montré que bourgeoisies septentrionale et méridionale, légale et illégale, sont une même et unique entité, avec des capitaux qui transitent depuis de vastes zones du Sud vers les caisses des groupes bancaires du Nord, où ils commencent également à y être produits.
Le prolétariat du Nord et du Sud, tous deux victimes du phénomène mafieux, doivent s'unir pour créer un bloc social unitaire à opposer aux mafias. Dans la pratique, il s'agit dénoncer le travail au noir, la négation des droits, et porter chaque conflit au niveau national, en le projetant sur un plan politique pour recomposer la classe.
Face à l'homogénéité d'une classe toujours plus connectée objectivement et donc ayant la possibilité matérielle de faire la révolution, la bourgeoisie essaye de s'appuyer sur des aspects superstructurels, tentant, d'un côté, de décomposer artificiellement le prolétariat, opposant les prolétaires entre eux et, d'un autre côté, d'attaquer l'autonomie, lui empêchant par tous les moyens la compréhension et la manifestation de ses intérêts. Le néocorporativisme est le nom que les auteurs proposent de donner à cette attaque.
L'Italie républicaine suit, comme les autres types de régimes qui l'ont précédée, toujours la même double voie, qui vise à subordonner le travail aux exigences du capital : désamorcer la conflictualité ouvrière et maintenir, dans le reste de la société, l'ordre instauré par le fascisme, à travers un système complexe d'entités étatiques et para-étatiques qui produisent une classe conservatrice, hostile aux changements. Le fascisme a représenté le point le plus haut et le plus violent de cette tendance, en cherchant à nier l'existence de la contradiction entre capital et travail, « résoudre » la lutte des classes sociales au nom du « l'intérêt national » supérieur. D'un côté, l'État fasciste a créé les corporations comme chambres de « conciliation » entre entrepreneurs et salariés, d'un autre il a organisé la société en fonction de ses propres intérêts, en produisant une idéologie et un ordre du discours qui lui convenaient.
Ainsi, de nos jours, chaque fois que s'impose, en particulier en période de crise économique, la nécessité de revoir le pacte social, le capital italien et ses agents politiques chercheront à jouer la carte de la compatibilité et de l'intérêt national. Les auteurs jugent que notre action politique devrait être l'opposition au néocorporativisme, la dénonciation systématique et le sabotage de chaque institution de rencontre entre associations patronales et représentations des travailleurs, car cette question est à la base de l'ordre social dans cette phase du capitalisme.
A la fin de l'ouvrage, les auteurs font part de propositions d'actions plus globables. Dans un premier temps, ils jugent important que nous acquérions une conscience de nous-mêmes, de notre classe, du moment et du lieu dans lesquels nous nous trouvons. Il s'agit du motif de fond du livre « Dove sono i nostri » et du premier pas pour pouvoir élaborer une stratégie victorieuse.
Ils évoquent ensuite le travail des syndicats, qu'ils estiment fondamental, et ceci pour deux raisons. Premièrement, à cause de leur devoir d'arracher aux employeurs de meilleurs salaires, moins d'heures de travail et plus de droit, chose que le travailleur individuel peut difficilement faire. Deuxièmement, parce que l'activité syndicale, le Rsu (Représentation Syndicale Unitaire), les délégués de base, restent, selon eux, les rares « lieux » dans lesquels un embryon de conscience politique a été conservé. Mais la forme syndicale doit être utilisée pour entrer en contact avec le plus grand nombre de travailleurs possible. Ils préconisent de soutenir l'auto-organisation et le syndicat conflictuel sans oublier d'accéder aux autres secteurs de la force-travail, même s'ils sont organisés exclusivement par des confédérations ou des syndicats réactionnaires. Il s'agit donc d'entrer en contact avec la force-travail, construire avec elle des conflits, en étant, avant tout, utiles, fournissant des outils et renforçant le message que nous entendons lancer aux travailleurs.
Mais ils rajoutent également qu'il faut dépasser ce type de conflit, que la vraie guerre se situe sur le plan politique, sur celui des rapports de force entre les classes, et qu'elle concerne la transformation du mode de production ; non pas pour « soigner les effets », mais pour lutter « contre les causes de ces effets ». Pour résumer le rapport entre syndicat et politique, ils utilisent cet adage : « supporter la résistance, mais préparer l'offensive ».
Ils reviennent enfin brièvement sur ce qu'ils considèrent comme étant les intérêts des prolétaires, qu'il faut constamment garder comme étoile polaire. Ils rappellent que nous ne devons pas mélanger nos intérêts avec ceux de la petite, moyenne ou grande bourgeoise. Toutes ces composantes sont en lutte entre elles, mais elles sont toujours alliées pour tenter de nous exploiter toujours plus et compresser nos droits. Ils ne sont ni pour l'austérité, ni pour la croissance, qui veut dire croissance de l'exploitation. Ils ne sont pas intéressés par une bataille pour le retour à une forme de capitalisme national. Ils ne sont pas nostalgiques du « petit monde antique », mais sont pour le développement maximal des forces productives, pour l'organisation du travail et pour les innovations technologiques qui libèrent du temps et allègent le travail, pour l'utilisation, à notre avantage, de tout ce que la capital unit.
Nous devons également préparer le terrain, disposer de l'existant, accumuler des forces, de différentes manières : prendre les maisons, les marchandises, l'argent et tout ce que nous avons produit et que la bourgeoisie s'est appropriée. Ces expériences existent déjà et doivent être reproduites, soutenues et encouragées.
Mais si l'indice le plus clair pour mesurer les rapports de force entre les classes est la quantité de plus-value qui est extraite du prolétariat, alors la revendication la plus forte, la plus centrale, que le collectif « Clash City Worker » entend avancer est celle qui concerne la nécessité d'affirmer notre droit à travailler tous, travailler moins et avec des salaires plus élevés.
Commentaires
L'intérêt majeur de « Dove sono i nostri » est celui de proposer des outils et une méthodologie efficace afin de mener une enquête sur une large échelle, dans un contexte de lutte des classes. L'approche est systématique : décortiquer, dans les plus infimes détails, les données émanant des statistiques bourgeoises, montrer comment elles ont évolué dans le temps, comprendre leur lien avec les décisions politiques et les intérêts de la classe au pouvoir, les confronter avec les expériences directes des enquêteurs durant des moments de lutte.
Ce type d'approche pertinente peut être reproduite pour d'autres enquêtes, que ce soit dans un cadre régional, national ou international. Pour ce faire, il est important d'accéder à ces statistiques et de connaître l'évolution du capitalisme ainsi que les attaques subies par le prolétariat dans l'aire étudiée.
Ce livre met également le doigt sur quelques clichés qu'il était important de déconstruire, comme la « désindustrialisation » ou la catégorie des « Neet », inventées par les médias. Ainsi, le concept de tertiarisation de l'industrie, que les auteurs opposent à la notion de désindustrialisation, devient une clé de compréhension nécessaire pour appréhender le monde actuel. De même, la catégorie des « Neet », inventée par les médias, disparaît pour laisser place majoritairement à des jeunes ou des femmes qui, loin d'être des « marginaux », subissent leur mise au ban du monde du travail.
Une des forces principales de ce texte est sa constante recherche d'objectivité. Le socle principal est constitué de statistiques, mais les auteurs vont plus loin, en se référant à des écrits ou des enquêtes de leur propre site Internet, en citant des articles de lois ou des textes de différentes origines, en relatant certaines luttes qu'ils ont parfois expérimentées directement.
Une première remarque qu'on peut émettre concerne justement les références. Marx est cité plusieurs fois et son matérialisme dialectique traverse les pages de manière explicite. Mais d'autres auteurs apparaissent. Ainsi, lorsqu'il s'agit de définir le prolétariat d'après Lénine ou de décrire une enquête d'après Mao-Tse-Tung, on peut se questionner sur la pertinence d'évoquer ces deux auteurs. Une prise de position par rapport à leurs théories principales et aux régimes qui en ont découlé paraît nécessaire.
Une autre remarque dont on ne peut faire l'économie concerne les nombreux passages sur les syndicats. Dans la majorité des cas, il ne s'agit que de statistiques et il est effectivement intéressant de constater que, dans certains secteurs, les travailleurs se sont mobilisés plus souvent, en raison d'une forte présence des syndicats. La plupart du temps, les auteurs de « Dove sono i nostri » dénoncent l'inefficacité dont ont fait preuve les syndicats, voire leur rôle de conteneurs des luttes. En revanche, dans leur conclusion, ils donnent de l'importance à cette forme de lutte, en tant que seule force capable d'arracher aux patrons une part de la production et en tant que seul lieu de contestation. Ils préconisent d'utiliser tout type de syndicat pour entrer en contact avec les travailleurs. Mais même s'ils affirment que ce type de lutte doit être dépassé pour s'attaquer à la cause du problème et non pas à ses aménagements, aucune volonté n'est affichée quant à une nécessaire rupture par rapport aux syndicats. On peut émettre l'hypothèse qu'il s'agit d'un manque de détermination dû à la crainte que les travailleurs se retrouvent isolés s'ils ne recourent pas à cette forme d'organisation pour se rencontrer.
Cependant, la conclusion de la dernière page de l'ouvrage pourrait très bien s'inscrire dans une logique syndicale. En effet, le mot d'ordre « Travailler tous, travailler moins, et avec des salaires plus élevés », permet certes de réunir immédiatement tous les travailleurs et les non-travailleurs dans une lutte commune, mais il ne révèle pas en soi une volonté de bouleversement total des rapports de production, malgré le fait que l'avant-dernière page évoque de se pencher ces rapports.
Or, pourquoi prendre en compte ces derniers, si ce n'est dans l'objectif de les détruire, et par là-même d'abolir toutes les classes ? La société sans classe, la possession collective des moyens de production, en d'autres termes, le communisme, ne peuvent être l'aboutissement d'étapes léninistes qui se succèdent, le passé nous l'a enseigné.
Il est clair que l'objectif du livre, largement atteint, est celui de proposer les résultats d'une vaste enquête sur la structure productive italienne. Mais les auteurs, même s'ils affirment que tout reste à faire et que cette enquête n'est que le début, proposent également des pistes d'action. Or, dans cette perspective, une esquisse, même grossière, du monde qu'ils imaginent, aurait permis, d'une part, d'éclairer le lecteur sur le positionnement politique du collectif, et d'autre part, de se projeter vers un horizon, aussi lointain et flou soit-il, qui dépasse le besoin de s'unir et de lutter. Faire des propositions, voire évoquer quelques rêves, n'implique pas l'élaboration d'une idéologie figée préparant le terrain à des dictatures, comme l'ont été les bureaucraties staliniennes.
Enfin, on peut déplorer que ce texte ne soit pas gratuitement consultable et téléchargeable sur le site Internet http://clashcityworkers.org/. Le livre est vendu à un prix dérisoire en comparaison de la richesse du contenu. Mais une telle enquête se voulant être un point de départ afin d'organiser et d'unir la classe devrait être accessible librement au plus grand nombre, et le canal numérique aurait pu être utilisé dans ce but, comme c'est le cas pour d'autres textes du collectif.
Ce qu'il est intéressant de retenir de ce livre réside donc dans les outils proposés pour reproduire ce type d'enquête à différentes échelles et dans l'analyse du capitalisme italien moderne, étroitement lié à celui international.
Notes :
[1] Ateco veut dire « Activité économique ». Il s'agit d'une typologie de classification adoptée par l'IStat pour les relevés statistiques de type économique, traduction italienne de la nomenclature des Activités Economiques (NACE) créé par l'Eurostat. Les lettres du code Ateco 2007 indiquent les différents secteurs d'activité économique.