Enquête ouvrière en Turquie

Communiqué n°75 - Juin 2019

Cet article se veut être un exemple, non exhaustif, d’enquête ouvrière que l’on peut pratiquer sur un territoire donné. Il s’agit ici d’un pays, particulièrement sensible d’un point de vue géostratégique, mais on peut décliner ce genre d’exercice plus précisément sur une région, une ville, un quartier. Le but est de cerner les pouvoirs, les rapports de classes et les luttes qui constituent l’espace décrit, afin de partager des données et des analyses utiles au prolétariat dans le combat contre le capital. Il s’agit de repérer les points faibles dans l’immense dispositif idéologique, économique et institutionnel, de l’ennemi de classe, mais aussi de connaître les forces et les faiblesses de notre classe.

Sommaire

Quelques données générales

La République de Turquie compte 82 millions d’habitants sur un territoire de 783 562 km², soit 104 habitants par km², répartis principalement sur les côtes, au nord-ouest et au sud. Les moins de 15 ans représente 24 % de la population et les plus de 65 ans, 8 %. L’espérance de vie à la naissance est de 75 ans pour les hommes et 80 ans pour les femmes. Comme pour les autres pays européens, l’évolution de la population est vieillissante et les projections montrent une baisse de la population après 2050. L’indice de fécondité moyen est de 2,07 enfants par femme mais avec des grosses disparités régionales entre l’Ouest (régions industrialisées et tertiarisées) et l’Est (régions kurdes et rurales) oscillant entre 1,31 et 4,29 enfants par femme.

75 % de la population est urbaine. Les principales agglomérations sont : Istanbul (15M d’habitants), Ankara la capitale (5,3M), Izmir (4,2M), Bursa (2,8M), Antalya (2,3M), Adana (2,2M), Konya (2,1M), Gaziantep (1,9M), Şanliurfa (1,9M), Mersin (1,7M). Ces dix villes représentent 39,4 millions d’habitants, soit presque la moitié de la population totale du pays.

La Turquie est membre de l’ONU (1945), de l’OTAN (1952), de l’OCDE (1960), du G20, du Conseil de l’Europe et de l’Union douanière européenne (1996). Elle abrite des bases de l’OTAN à Izmir, Adana (Inçirlik) et Ankara. La Turquie fait partie des « nouveaux pays industrialisés » selon les termes de l’économie bourgeoise1. La Turquie est aussi membre de l’Organisation de la Conférence Islamique, de l’Organisation de Coopération Économique, de l’Organisation de Coopération Économique de la Mer Noire et du Conseil Turcique.

En 2017, selon le FMI, la Turquie est la première puissance économique du Moyen-Orient, la 6ème puissance économique d'Europe et la 17ème puissance économique mondiale, avec un PIB de 850 milliards de dollars.

Composition de classes

1. Prolétariat

Les 30 millions de salariés sont pour 20 % dans l’agriculture, 20 % dans l’industrie, 7 % dans la construction et 53 % dans les services. 3,7 millions de personnes travaillent dans le secteur public2. 12 % des salariés seraient en CDD. Le taux d’emploi non salarié de la population active est de 33 %3 (les employeurs 4,5 %, les personnes établies à leur compte 17 %, les membres des coopératives de production et les travailleurs familiaux non rémunérés 11,5 %)4. Le taux d’emploi des 15-64 ans est de 69,8 % pour les hommes et seulement 30,5 % pour les femmes5. Le taux d’emploi des 15-24 ans est faible (34,4%), d’autant plus que 18,4% des 15-19 et 32,9% des 20-24 ans se trouvaient en situation de NEET (Not in Education, Employment or Training) en 2016, soit plus du double de la moyenne des pays membres de l’OCDE6.

Le taux de chômage officiel serait de 11 %7. Le salaire minimum net est de 1603 TRY au 1er janvier 2018 (1000 TRY en 2015). Selon le Code du Travail, le temps de travail hebdomadaire légal à temps plein est de 45 heures et ne peut dépasser 11 heures par jour8. Les salariés turcs ont droit à six jours fériés chômés payés par an et deux jours de fêtes religieuses ; et à des congés annuels payés, à condition d’être en poste depuis au moins un an, et en fonction de l’ancienneté : 14 jours entre 1 et 5 ans, 20 jours entre 5 et 15 ans, 26 jours si plus de 15 ans. Pour le congé maternité, les employées ont droit à 8 semaines avant et 8 semaines après l’accouchement, période qui peut être prolongée sur présentation d’un rapport médical9. Seulement 15 % des salariés relèveraient, en plus du code du travail, d’une convention collective.

Le système des retraites a subi des réformes :

Assurés ayant cotisé avant le 8/9/1999 Hommes 55 ans, femmes 50 ans 5000 jours de cotisations ou 15 ans d’assurance avec 3600 jours de cotisations ou sans condition d’âge si 25 ans pour un homme et 20 ans pour une femme avec au moins 5000 jours de cotisations
Assurés qui ont commencé à cotiser après le 8/9/1999 Hommes 60 ans, femmes 58 ans 7200 jours de cotisations ou 25 ans d’assurance avec 4500 jours de cotisations, 9000 jours pour les non-salariés
Assurés ayant commencé à cotiser à partir du 1/10/2008 Hommes 60 ans, femmes 58 ans 7200 jours de cotisations, 9000 jours pour les non-salariés

A partir de 2036, l'âge de la retraite sera progressivement relevé pour atteindre 65 ans en 2044 pour les hommes et en 2048 pour les femmes. L'âge de départ à la retraite peut être retardé ; il n'y a aucun âge maximum. Il existe une possibilité de départ anticipé à la retraite (à partir de 55 ans) pour les personnes souffrant d'un handicap ou les personnes ayant travaillé dans les mines pendant au moins 20 ans10.

Une couche importante de la population (environ trois millions), que l’on pourrait qualifier de sous-prolétariat en raison de sa non-intégration au marché mondial, survit tant bien que mal dans les quartiers ouvriers des villes, en faisant de la vente ambulante11 (simit, glaces, boissons, fruits, légumes, bric-à-brac), en cirant les chaussures ou en ramassant les ordures que les services publics municipaux ne prennent pas (ferraille, aluminium, plastique) afin de les revendre.
L’économie bourgeoise range ces activités dans le secteur informel, selon la définition du BIT : « un ensemble d’unités produisant des biens et des services en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations de travail, lorsqu’elles existent, sont surtout fondées sur l’emploi occasionnel, les relations de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme ». Le secteur informel comprend aussi :

  • les travailleurs saisonniers de l’agriculture et du tourisme, deux secteurs économiques importants en Turquie, qui emploient principalement les prolétaires kurdes et réfugiés syriens,
  • les services à la personne et le ménage très souvent effectués par les femmes,
  • l’économie familiale : dans l’agriculture, l’artisanat, le tourisme, l’hôtellerie et la restauration, employant les membres d’une même famille, dans certains cas, impliquant le travail des enfants. Selon les estimations de la Banque centrale, le secteur informel représenterait près d’un tiers du PIB turc. La majorité de ces prolétaires ont des revenus faibles, en dessous du salaire minimum, ne bénéficient pas ou ne peuvent se payer une couverture sociale et une retraite12.

18,3% de la population turque est en situation de pauvreté en 2014 (moins de 5 $ par jour) soit 15 millions de personnes dont 2,5 millions en situation d’extrême pauvreté (moins de 2,5 $ par jour). En 2016, les 20 % les plus riches concentrent 47,2 % des revenus du pays. Les zones rurales, les Kurdes et les régions de l’Est de la Turquie sont davantage touchées par la pauvreté. Les dépenses sociales visant à réduire les inégalités n’ont représenté que 13,5% du PIB en 2014, contre une moyenne de 21,1% dans les pays membres de l’OCDE13.

Le concept de classe moyenne, fétiche de l’économie bourgeoise pour noyer les rapports sociaux par le niveau des revenus, rassemble la population en dehors des 20 % les plus riches et des 20 % les plus pauvres : une masse de gens (en majorité des travailleurs avec des salaires réguliers) qui ont des niveaux de vie différents mais dont la plus grande partie ont accès à la consommation (très souvent grâce aux crédits), aux loisirs et à la propriété privée. Cet essor récent, visible depuis la fin des années 1990 et l’intégration de la Turquie au marché mondial, est vanté par les tenants du pouvoir, l’AKP, comme une réussite sociale, une revanche des turcs d’Anatolie centrale, conservateurs, qui ont quitté leurs campagnes pour rejoindre les villes ; sur les turcs laïcs et libéraux déjà intégrés à la mondialisation14.

2. Bourgeoisie

La bourgeoisie turque est une classe hétérogène, fruit d’une histoire mouvementée depuis la fin de l’empire Ottoman. Deux grandes tendances composent cette classe :

  • la bourgeoisie laïque, dont l’origine remonte à la création de la République et la bureaucratie kémaliste autoritaire, pro-occidentale (formée en partie aux États-Unis), proche de l’armée et du CHP, se revendiquant des idées d’Atatürk. Convertie au libéralisme politique et économique après la Seconde guerre mondiale, sous l’impulsion des États-Unis et du plan Marshall.
  • la bourgeoisie religieuse, qui s’affirme et se développe depuis les années 70, détient le pouvoir depuis l’avènement de l’AKP en 2002. Son programme est le conservatisme social autoritaire couplé au libéralisme économique15.

Pour une bonne partie du prolétariat, la bourgeoisie est associée à la corruption et au clientélisme. Les affaires mafieuses, les scandales de collusion ne manquent pas dans l’histoire politique turque. Les irrégularités lors des élections, en particulier dans les régions kurdes sont des méthodes courantes de la bourgeoisie pour se maintenir au pouvoir.

PARTIS POLITIQUES INSTITUTIONNELS
Extrême-gauche Gauche Centre Gauche Centre Droite Droite islamiste Extrême-droite
Idéologies Nationalisme

Léninisme

Maoïsme
Nationalisme

Socialisme

Populisme

Ecologie

Pacifisme
Nationalisme

Kémalisme

Social-démocratie

Républicain

Laïcité
Nationalisme

Conservatisme social

Libéralisme économique
Nationalisme

Conservatisme social

Islamisme

Populisme

Libéralisme économique
Ultra-nationalisme

Conservatisme social

Panturquisme

Populisme

Islamisme
Principaux partis HTKP

TKP
HDP CHP

DSP
IYI

DP

ANAP
AKP

SP
MHP

BBP

HUDA PAR

La petite-bourgeoisie turque est composée des commerçants, des propriétaires terriens, agriculteurs et des patrons de PME. Ces derniers ont connu un essor sans précédent, suite à l’ouverture de l’économie turque au marché mondial, produisant principalement pour l’exportation. Les « tigres anatoliens », ont reçu le soutien de l’AKP pour développer et libéraliser la production en Anatolie centrale (dans des villes comme Konya et Kayseri), et promouvoir leurs valeurs communes dans le conservatisme social : travail, famille, religion et patrie. Ceux que certains appellent les « calvinistes islamiques » sont une combinaison de pratiques islamiques avec une éthique protestante du travail considérée comme la plus propice pour évoluer dans un monde capitaliste. Ils sont à l’origine de la création de l’association patronale MÜSIAD qui a inspiré d’autres capitalistes musulmans dans le monde (notamment en France le SPMF).

La réussite d’une entreprise familiale devenue multinationale, au service de la Turquie, est le modèle invoqué pour exploiter les prolétaires. Tous les partis politiques institutionnels, les patrons et leurs alliés se disent nationalistes, au service de la patrie, mais la réalité est bien différente à l’heure de la mondialisation : les capitaux, les investissements circulent librement. Et l’AKP et ses copains en ont bien profité pour faire des affaires16. Beaucoup d’entreprises turques font partie d’un conglomérat -holding- rassemblant des dizaines de milliers d’employés pour les plus gros, et en majorité affilié au syndicat patronal TÜSIAD (équivalent du MEDEF en France). Les patrons des holdings sont attachés à l’image de réussite familiale et à l’histoire, et n’hésitent pas à publier les mémoires des créateurs, à mettre en avant la philosophie de l’entreprise sur leur site internet et à créer des fondations pour des œuvres culturelles, sportives et sociales17.

EXEMPLES DE HOLDING
Nom Création Secteurs d'activités Filiales Employés
Koç 1926 Automobile, construction, éducation, électroménager, énergie, finance Arçelik, Aygaz, Beko, Ford, Grundig, Migros, Opet, Tofaş, Tüpras, Türk traktör, Yapi ve kredi Bankasi
https://www.koc.com.tr/en-us
73217
Sabanci 1966 Art & culture, automobile, distribution, éducation, énergie, finance, industrie, tabac, textile Akbank, Aviva, Bim, Bridgestone, Brisa, Carrefour, Cimsa cimento, Enerji, Kord, Philip Morris, Tekno, Temsa, Yünsa, Sabanci Üniversitesi
https://www.sabanci.com/en
64000
Yildiz 1944 Agro-alimentaire, finance, immobilier, sport AK Gida (Lactalis), Cola Türka, Dia, ŞOK, United Biscuits, Ülker
https://english.yildizholding.com.tr/
41000
Zorlu 1953 Electroménager, électronique, énergie, finance, textile Linens, Pierre Cardin, Valeron, Vestel, Zorlu Enerji
http://www.zorlu.com.tr/
36000
Doğus 1951 Automobile, construction, distribution, finance, énergie, immobilier, médias, tourisme Doğus Otomotiv, Garanti Bankası
https://www.dogusgrubu.com.tr/en/sectors
35000
Enka 1957 Construction, énergie, pétrochimie https://www.enka.com/what-we-do/ 29738
Oyak 1961 Automobile, construction, énergie, finance, industrie, logistique, métallurgie Adana Çimento, Erdemir, Oyak construction, Oyak Renault
http://www.oyak.com.tr/EN/homepage.html
29000
Doğan 1980 Assurance, commerce, énergie, finance, industrie, médias, tourisme Aytemiz, Çelik Halat, Ditaş, Doruk finansman, Kelkit Besi, Milpa, Milta Bodrum marina, Petrol Ofisi, Suzuki.
Journaux : Milliyet, Hürriyet, Posta, Fanatik. TV : Kanal D, Kanal D Romanya, Euro D, CNN Türk, Dream Türk, NBA TV, Boomerang. Radio : Radyo D, CNN Türk radyo, Slow Türk
http://www.doganholding.com.tr/en/business-areas/media.aspx
16467
Eczacibaşı 1942 Art & culture, construction, éducation, finance, pharmacie, sport, technologie https://www.eczacibasi.com.tr/en/brands 12500
Borusan 1944 Industrie, énergie, logistique Borçelik, Borusan otomotiv, Borusan enerji, Borusan lojistik
http://www.borusan.com.tr/en/home
7500
Yaşar 1945 Agro-alimentaire, commerce, énergie, engrais, peinture, tourisme Bintur travel agency, Desa enerji, Dyo, Pinar, Viking Kağıt
http://www.yasar.com.tr/en/
7200

3. Organisations syndicales

Gestion de la force de travail – Principaux syndicats ouvriers :

  • TURK-IŞ (Confédération des syndicats turcs), affilié à la CSI et la CES, créé le 7 septembre 1952, 788 000 membres, pro-kémaliste et CHP mais affichant soi-disant un syndicalisme non-partisan et sans couleur vis-à-vis des partis politiques, très présent dans le secteur public et les grandes entreprises privées,
  • DISK (Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie), affilié à la CSI et la CES, créé le 13 février 1967 d’une scission de TURK-IS suite à la grève de Paşabahçe18, 112 000 membres, mène des luttes syndicales et politiques principalement dans le secteur privé,
  • Hak-IŞ (Confédération des vrais syndicats turcs), affilié à la CSI et la CES, 265 000 membres, créé le 22 octobre 1976 sous la tutelle du Parti du Salut National (MSP - islamiste) de Necmettin Erbakan et par l'union des syndicats indépendants dont les sphères d’activité sont les régions d’Anatolie à faibles niveaux d’industrialisation avec des ouvriers culturellement conservateurs,
  • Memur-Sen (Confédération des syndicats de fonctionnaires), 762 000 membres, créé le 9 juin 1995 à l’initiative d’enseignants sociaux-démocrates du service public,
  • KESK (Confédération des syndicats des travailleurs du service public), affilié à la CSI et la CES, créé le 8 décembre 1995, social-démocrate, 239 000 membres,

Comme en France et partout ailleurs, les syndicats ouvriers sont des partenaires sociaux recherchant la négociation, le dialogue social et l’amélioration des conditions de vie du prolétariat au sein du capital. Selon les statistiques officielles, 7 % des salariés turcs sont syndiqués (11 % en France, 23 % en moyenne dans l’UE). Comme en France, le prolétariat est peu syndiqué mais les confédérations syndicales ont un rôle important dans la gestion de la force de travail et les négociations avec l’État et le patronat. Ce sont eux les détenteurs du droit de grève et ils savent bien récupérer les nombreuses révoltes. Les syndicats sont présents principalement dans la fonction publique et les grandes entreprises industrielles (automobile, mine, fabrication, pétrochimie)19. Depuis le coup d’état raté de juillet 2016, beaucoup de syndicalistes sont victimes de répressions de la part de l’État, du patronat, de la police et de l’extrême-droite20. L’action syndicale contestataire de DISK et KESK est concurrencée par une montée en puissance du syndicat pro-AKP : Hak-İş. On assiste à une double action du gouvernement : soutenir d’un côté et réprimer de l’autre, pour transformer les rapports de force entre les organisations syndicales en intensifiant la concurrence entre elles.

Gestion du capital - Syndicats patronaux :

  • TISK (Confédération des syndicats des employeurs de Turquie), fondé en 1963, représente la grande majorité des entrepreneurs turcs ayant un chiffre d’affaires modeste, avait pour objectif principal de « mener une lutte sévère » contre le mouvement ouvrier et les idées de « gauche »,
  • TÜSIAD (Association des hommes d’affaires et industriels turcs), fondé le 2 avril 1971 par des patrons issus des « familles de confiance » aux yeux de la bureaucratie civile et militaire (relation étroite avec les cadres fondateurs de la République), ayant des capitaux « culturels » et économiques élevés,
  • MÜSIAD (Association des hommes d’affaires et industriels indépendants), fondé le 5 mai 1990 à l’initiative d’un groupe de patrons « musulmans », représente les « tigres anatoliens », les dirigeants des PME et grandes entreprises du centre du pays aux valeurs conservatrices,
  • TUSKON (Confédération turque des hommes d’affaires et industriels), fondé en 2005, lié à la confrérie Gülen et son réseau économique mondialisé, marginalisé depuis le coup d’État raté de juillet 2016.

Chronologie

1937 Adoption du premier Code du Travail
1946 Adoption de la loi des associations (reconnaissance de la liberté d’association)
1952 Fondation de TURK-IŞ
1960 Coup d’État militaire
1961 Constitution de 1961
1963 Fondation de TISK
1963 Législation syndicale et adoption de la loi relative au contrat collectif de travail, à la grève et au lock-out
1967 Fondation de DISK suite à la grève de Paşabahçe
1970 Adoption du second Code du Travail
1971 Coup d’État militaire
1971 Fondation du TÜSIAD
1974 Invasion de Chypre par l’armée turque, opération Attila
1976 Fondation de Hak-IŞ
1978 Fondation du PKK
1975 - 1980 Affrontements violents entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite
1980 Coup d’État militaire
1983 Législation syndicale et adoption de la loi relative au contrat collectif de travail, à la grève et au lock-out
1983 Venue au pouvoir de Turgut Özal (ANAP)
1986 Lancement du programme de privatisation
Printemps 1989 Mobilisations ouvrières
1990 Fondation du MÜSIAD
1994 Crise économique
1995 Fondation des syndicats Memur-Sen et KESK
1996 Affaire de Susurluk
1997 Intervention militaire du 28 février
2001 Crise économique
2002 Venue au pouvoir de l’AKP
2003 Adoption du dernier Code du Travail
2008 Crise économique
2003 - 2012 Amendements sur la loi des syndicats
2007 Assassinat de Hrant Dink
Manifestations massives
2010 Référendum constitutionnel
Printemps 2013 Occupation de la place Taksim et du parc Gezi à Istanbul21
Mai 2014 Explosion dans une mine de Soma, grève générale
2015 Grandes grèves dans les usines de Bursa
Juillet 2016 Coup d’État raté
État d’urgence, purges dans l’armée et le secteur public
2017 Référendum constitutionnel, passage d’un régime parlementaire à présidentiel
22 1930-1960 1960-1980 1980-1990 1990-2016
Mode de régulation professionnelle Corporatisme étatique autoritaire Corporatisme sociétal tripartite Néolibéralisme autoritaire Néolibéralisme autoritaire communautaire
Acteurs prééminents État État
Capital
Travail
État
Capital
État
Capital
PME
Réseaux communautaires
Type de syndicalisme dominant Syndicalisme d'État Syndicalisme de contestation Syndicalisme de contestation Syndicalisme du dialogue social
Organisation ouvrière en essor Türk-İş
(Mise en œuvre des politiques sans couleur vis-à-vis des partis au gouvernement)
DİSK
(Prise de position aux côtés du CHP et de ses politiques populistes de gauche)
Türk-İş
(Prise de position contre Özal et contre les tentatives de ce dernier pour détruire les institutions de la période kémaliste)
Hak-İş
(Prise de position aux côtés de l’AKP qui dirige les politiques de changement institutionnel en prétendant établir la justice sociale grâce à la morale islamiste propagée à travers des réseaux communautaires).
Organisation patronale en essor TİSK
(Syndicat patronal dont l’objectif est de conclure des contrats collectifs dans les meilleures conditions possibles à l’égard des intérêts entrepreneuriaux)

TÜSİAD
(Organisation des grands industriels alors à la recherche de légitimité)
TÜSİAD
(Organisation des grands industriels dont la priorité est désormais de sauvegarder et de renforcer la structure monopolistique des marchés lors du processus de néo-libéralisation)
MÜSİAD TUSKON
(Associations fondées par de nouveaux capitalistes dont la majorité est composée des PME anatoliennes, cherchant d’abord à briser la structure monopolistique des marchés et, ensuite, à renforcer la position de leurs membres via des réseaux communautaires dans les rapports de force économiques et politiques).

4. Forces de répression du prolétariat

Comme disait Karl Marx, les idées dominantes sont les idées de la classe dominante. Le nationalisme martelé depuis la naissance, l’anticommunisme primaire et la religion sont les piliers de la domination intellectuelle sur le prolétariat. L’armée, la police et les milices fascisantes se chargeant aussi de la répression physique.

  • l’armée est une institution très respectée dans la population. Mustafa Kemal était un militaire, l’armée apparaît donc comme la gardienne de la république turque et de la nation, et par extension de la laïcité. Elle est intrinsèquement liée au nationalisme ambiant. Les sites commémoratifs de la guerre d’indépendance, les statues d’Atatürk et de ses compagnons dans toutes les villes participent de l’omniprésence du nationalisme. L’armée turque est la deuxième de l’OTAN en termes d’effectifs (environ 470 000 militaires et 360 000 réservistes). Sa place importante dans la vie politique depuis la création de la république a été réduite sous les derniers gouvernements AKP, pour se recentrer sur un rôle purement répressif (notamment dans la guerre contre le PKK et les Kurdes en général), et de défense des intérêts économiques de l’État et du patronat. Selon la constitution turque : « Le service patriotique est un droit et un devoir pour chaque Turc ». Le service militaire est obligatoire pour tous les hommes de plus de 21 ans. Les turcs perdent un an de leur vie dans l’armée. Quand des jeunes partent effectuer leur service, une fête avec un défilé dans la ville est organisée par les familles comme un rite de passage de l’enfance à l’âge adulte23.
  • la police turque compte 273 000 agents. Cette institution est moins respectée que l’armée. Ses liens avec les trafiquants, ses histoires de corruption et de répression ont forgé une image peu reluisante dans la population24. Un des services les plus répressifs est la police anti-émeute « Toplum Polisi » créé en 1965 en s’inspirant des CRS françaises, implanté initialement dans cinq villes industrielles où la classe ouvrière est importante et organisée (Adana, Ankara, Istanbul, Izmir, Zonguldak) ; devenue l’unité d’intervention spéciale « Cevit Kuvvet » en 1982 suite aux années 70 d’intense agitation politique et au coup d’État de 1980. Quatre départements travaillent en coordination pour contrôler les manifestations : la section de sûreté (dont fait partie le Cevit Kuvvet), la section des renseignements secrets, la section des photos-films et la section anti-terroriste. Le profil social des recrues de la police est souvent le même : des hommes jeunes issus de familles modestes des zone rurales anatoliennes, qui ont pour beaucoup connu le chômage avant leur recrutement et n’ont pas fait d’études supérieures. L’implantation de la droite radicale et islamiste est très présente dans cette institution depuis les années 70. Le calendrier des évènements de la police recense principalement les dates anniversaires de fondation d’organisations politiques, de décès de militants révolutionnaires, des jours sensibles durant lesquels la police est chargée de surveiller, voire d’intervenir lors des manifestations et commémorations. Les ennemis des forces de l’ordre ont deux visages constants dans l’histoire de la Turquie : d’un côté la gauche et le communisme, de l’autre le mouvement kurde25.
  • la peine de mort est abolie depuis 2004, mais revient dans les débats publics depuis deux ans26. Les prisons turques sont surpeuplées avec un taux d’occupation de 111 %. Le nombre d’établissements pénitentiaires est de 384 avec 229790 détenus dont 9985 femmes et 2267 mineurs pour l’année 2017. Le nombre de détenus était de 53296 en 2005. Le gouvernement Erdoğan envisage de construire de nouvelles prisons et maintient une répression féroce depuis le coup d’état raté de juillet 2016. Les prisons sont remplies de prisonniers politiques, de journalistes, avocats, juges et intellectuels accusés de terrorisme ou de complot envers l’État (partisan de Gülen, du PKK, des syndicats et organisations d’extrême-gauche). En août 2016, 38000 prisonniers de droit commun ont été remis en liberté pour laisser la place aux prisonniers politiques. Les conditions de détention et l’accès aux droits varient d’une prison à l’autre, se dégradent au vu de la surpopulation grandissante et de la violence des surveillants. Les prisons de haute sécurité de type F reposent sur un principe d’isolement strict et extrême. Elles sont surnommées "les tombeaux". Les organisations de la société civile ne sont plus autorisées à intervenir au sein des prisons27.
  • l’extrême droite est très organisée en Turquie. Elle a une longue histoire et beaucoup de sang sur les mains (meurtres et répressions de communistes révolutionnaires, anarchistes, kurdes, arméniens, alévis, LGBT). Comme en France, elle est très présente dans l’armée et la police. Ses origines remontent au début de la République, quand des officiers favorables au fascisme et au nazisme commencent à s’organiser, notamment au sein des Maisons du Peuple (Halkevleri), structures créés par Mustafa Kemal pour promouvoir le panturquisme28. L’un de ces officiers, le colonel Alparslan Türkeş, fonde le MHP29 (Parti d’action nationaliste) en 1969 à Adana30. Sa branche armée, les Loups Gris, créée à la même époque, est violemment anti-communiste, raciste et fasciste. Les nombreuses exactions des Loups Gris depuis leur création auraient fait plusieurs milliers de morts, principalement dans l’extrême-gauche et les minorités ethniques et religieuses. Les Loups Gris ont participé activement dans les années 70 au programme Contre-guérilla31, initié et soutenu financièrement par le CIA, l’OTAN et l’État turc, pour contrer (et tuer dans certains cas) les organisations communistes, les anarchistes et les syndicalistes en Turquie. Plus récemment, des Loups Gris ont participé à la guerre en Syrie au côté de la brigade syrienne turkmène contre les combattants kurdes du PYD.
  • en théorie, selon la constitution, la république de Turquie est définie comme un État de droit démocratique, laïc et social ; garantissant la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuses. Mais en pratique, l'enseignement religieux et moral est dispensé sous la surveillance et le contrôle de la Direction des Affaires Religieuses (Diyanet), qui possède un des plus gros budgets au sein de l’État, gère 75000 mosquées sunnites et rémunère les imams32. Les cours de religion obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire ne portent que sur l’apprentissage du sunnisme hanafite. Selon les statistiques officielles, 99 % des turcs seraient musulmans dont 75 % sunnites et 25 % chiites (Alévis, Soufis). Les 1 % restant seraient les minorités religieuses grecques orthodoxes, juives, et divers chrétiens. Mais la réalité est un peu différente car, selon d’autres études faites par des instituts de sondage indépendants, entre 9 et 13 % des turcs déclarent être non religieux (athées, agnostiques). De plus, parmi ceux déclarés musulmans, une grande partie ne pratique pas ou très peu, et se considère juste comme croyant ou membre d’une communauté par tradition familiale33. L’AKP, lié politiquement et idéologiquement aux Frères Musulmans, essaye de redonner une place centrale à la religion dans la vie des turcs, en autorisant le port du voile dans les administrations, en culpabilisant la consommation d’alcool et en insistant sur la place des femmes dans la société, à travers une vision patriarcale : faire la cuisine et des enfants. La famille en tant que base de la transmission générationnelle des traditions et valeurs morales est le socle du programme conservateur des islamistes, et aussi des kémalistes qui voient en la famille la cellule de base de la nation34. Les prolétaires ainsi noyés dans les contraintes familiales et religieuses ne s’occupent pas de la lutte de classes.

Secteurs économiques importants

Les secteurs décrits ci-dessous ont été choisis en fonction de leur importance stratégique dans l’économie et la société turque. Ils font partie des plus gros exportateurs de biens et de services (dans l’ordre d’importance)35 : machinerie et équipements de transports, tourisme, automobile et pièces détachées, produit agricole, textile, pétrole et produits miniers. Les principaux clients sont l’Union Européenne et les États-Unis, l’Irak et les Émirats Arabes Unis. Ils sont des lieux de luttes permanentes entre les classes, des révélateurs de la situation sociale du pays.

1. Agriculture36

La Turquie jouit du climat méditerranéen sur les côtes ouest et sud, qui permet une agriculture performante, les fruits (raisin, grenade, olive, pastèque etc...) et les légumes poussent abondamment. Le centre et l’Est du pays composés de montagnes et de hauts plateaux enneigés l’hiver, sont dévoués aux céréales (blé, orge), aux cultures résistantes (pommes, abricots, fruits secs) et à l’élevage. La côte nord, le long de la mer Noire, plus humide, produit principalement des noisettes et du thé. La plaine de Çukurova autour d’Adana produit historiquement du coton pour l’industrie textile37.

Zones géographiques et agricoles de la Turquie
Zones géographiques et agricoles de la Turquie (cliquer pour agrandir)

La Turquie est le troisième exportateur de tabac dans le monde et le premier producteur de noisettes (70% de la production mondiale), de figues sèches, de raisins secs et d’abricots secs38. En 2014, l’entreprise Ferrero a acheté Oltan Gida, le plus gros producteur-exportateur de noisettes turques39. Cette production ferait vivre plus de deux millions de personnes sur la côte de la mer Noire.

L’agriculture turque est caractérisée par une organisation en petites exploitations. Le prolétariat agricole est majoritairement employé en CDD ou sans contrat. Les nombreux travailleurs journaliers et saisonniers sont logés dans des camps de fortunes près des champs. Beaucoup de travailleurs viennent des régions kurdes et sont des enfants, particulièrement lors de la récolte des noisettes40. Sans oublier l’exploitation des réfugiés syriens ces dernières années qui a permis une baisse globale des salaires dans ce secteur.

En 2016, un « projet d’agriculture nationale » a été lancé par l’AKP pour se conformer aux standards internationaux de pillage41 :

  • étalement des zones urbaines et des industries sur des terres fertiles et d’élevages,
  • arrêt des subventions aux paysans qui produisent leurs propres semences,
  • passage à une agriculture intensive utilisant plus de pesticides,
  • diminution du nombre de petits paysans au profit de grandes exploitations.

Il s’agit de mettre en place une politique libérale de dérégulation de la production et des prix au profit des grandes firmes capitalistes qui exploitent la terre, qui ont le monopole des semences et des phytosanitaires. Le but étant d’être intégré au marché mondial et à la concurrence qui en découle. La volonté d’autosuffisance alimentaire initiée par la période kémaliste est terminée, la Turquie importe et exporte des denrées.

Malgré la sédentarisation, l’agriculture et l’élevage intensifs, il existe encore une persistance du nomadisme et du pastoralisme dans les monts Taurus (par les tribus Sarikeçili et Karakeçili notamment) et par des tribus kurdes dans l’Est.

L’industrie agroalimentaire est composée de petites et moyennes entreprises, mais aussi de quelques grands qui dominent le marché (liste non exhaustive) :

  • Ülker, fabricant de biscuits au sein de Yildiz Holding (N°1 de l’alimentation en Turquie, 3ème mondial des fabricants de biscuits42) et produit désormais des boissons (Cola Turka), du chocolat, des confiseries, des chewing-gums et des glaces ; supporte des équipes de basket-balls (Ülker Sports Arena) et de football, place des billes dans l’immobilier et la finance ; emploie 56000 personnes dont 40000 en Turquie. Possède des fabriques au Kazakhstan, en Égypte, Ouzbékistan, Ukraine, Roumanie et Algérie.
  • Migros43, chaîne de supermarché avec plus de 1000 magasins sur le territoire turc, détenue à 51 % par l’énorme conglomérat Koç Holding ; emploie plus de 21000 personnes ; possède des magasins au Kazakhstan, en Russie, Bulgarie, Azerbaïdjan et Macédoine.
  • Yaşar Holding, dont fait partie la marque Pınar, fabricant de produits laitiers, de charcuteries et d’eaux minérales ; produit aussi de la nourriture pour les élevages, la pisciculture et des engrais. Yaşar Holding est aussi présent dans l’industrie du tourisme, de l’énergie et dans le commerce international ; fabrique des peintures sous la marque Dyo et du papier toilette. Emploie 7200 personnes.
  • Konya Şeker, fabricant de sucre et de produits dérivés du sucre (sucre liquide, baklava, bio-éthanol), fondé en 1954 dans la ville de Konya ; possède désormais 45 fabriques en Turquie et 11 campus de recherches agronomiques ; emploie 3349 personnes. Fournit des emplois indirects à plus de 10 000 personnes ; 40 000 agriculteurs sous contrat sur environ un million d’hectares de terres. Konya Seker produit environ 22% de la production totale de betteraves sucrières en Turquie et 56% de la production d’éthanol.
  • Anadolu Efes, première marque de bière turque fondée en 1969; produit aussi des sodas. Réalise les trois quarts de ses ventes de bière en dehors du marché national, sixième brasseur d'Europe et 14ème brasseur mondial en volume de ventes. Possède 15 brasseries, six malteries et une usine de transformation du houblon, dans six pays et 24 usines d'embouteillage de Coca-Cola (sous franchise) dans 10 pays, Anadolu Efes expédie ses produits à plus de 70 pays. Emploie 15724 personnes. Fait partie d’Anadolu Group, conglomérat de 80 entreprises et plus de 50 000 employés dans tous les secteurs d’activités.
  • BIM, enseigne de grande distribution hard discount turque créée en 1995 et présente sur trois pays avec 4972 supermarchés en Turquie, 279 au Maroc et 140 en Égypte. Emploie 40042 personnes.
  • Carrefour SA, dont 50 % du capital appartiennent à Sabanci Holding; possède en Turquie 37 hypermarchés, 392 supermarchés et 202 mini-marchés. Emploie 10545 personnes.
  • Çaykur44, est une marque de la Direction Générale de l’exploitation du thé turc, monopole public créé en 1971 ; le siège social se trouve à Rize sur la mer Noire, cœur historique de la production de thé. Emploie 10670 personnes dans 45 usines ; en contrat avec 207 000 producteurs de thé sur 75900 hectares.
  • AK Gida, plus gros fabricant turc de produits laitiers (yaourts, lait, ayran, fromages) dont 80 % du capital appartient au français Lactalis45 ; les marques les plus connues sont Içim et Dolcia. Emploie 900 personnes.

2. Industrie

2.1 Automobile

Le secteur de la construction d’automobile46, actif depuis les années 1960, produit 1,5 million de véhicules en 2016 (majoritairement pour l’exportation) et emploie 500 000 personnes dans plus de 1000 entreprises. Les entreprises de mécaniques se concentrent principalement autour de Bursa et du golfe de Kocaeli, sur des grandes zones industrielles employant des milliers de salariés. Les plus importantes sont :

  • Ford Otosan, entreprise commune de Koç Holding et de Ford Motor créée en 1959, emploie 11501 personnes dans ses usines de Kocaeli et Eskişehir, produit jusqu’à 415 000 véhicules par an.
  • Tofaş, entreprise commune de Koç Holding et de Fiat créée en 1968, produit des modèles des gammes Fiat, Citroën et Peugeot, emploie 9624 personnes dans son usine de Bursa, tourne en 3/8 et sort 400 000 véhicules par an.
  • Oyak-Renault, entreprise commune du fond de pension des forces armées turques Oyak Holding et de Renault créée en 1969 et située à Bursa, emploie 5500 personnes ; produit jusqu’à 360 000 véhicules et 450 000 moteurs par an.
  • Toyota Motor Europe, créée en 1990 et basée à Sakarya, détenue depuis 2009 à 65 % par Abdul Latif Jameel Holding; produit 150 000 véhicules par an et emploie 5000 personnes.

Carte des usines d'automobiles en Turquie
Carte des usines d'automobiles en Turquie (cliquer pour agrandir)

Les équipementiers automobiles sont très présents en Turquie, Bosch (avec 17000 employés et 5 entreprises à Bursa et Istanbul); mais aussi Valeo, Mako, Ototrim et Delphi. La fabrication de pneus à Kocaeli, dans les usines BRISA (fondée par Sabanci Holding en 1974) pour les marques Lassa et Bridgestone entre autres ; et les usines Pirelli et Goodyear. L’entreprise Otokar, filiale de Koç Holding, fabrique des bus et des engins blindés dans l’usine de Sakarya, employant 2000 salariés. BMC, fabrique des bus, camions et véhicules militaires, à Izmir et emploie 1300 salariés.

Durant les années 2015 et 2016, des luttes partant principalement de l’usine Oyak-Renault se sont répandues dans l’industrie automobile pour des augmentations de salaire et pour la liberté syndicale47. Les ouvriers, au terme à chaque fois de plusieurs semaines de grève, ont ainsi obtenu des primes et des hausses graduelles des salaires48, tout en dénonçant le syndicat jaune, Türk Metal (fédération de TURK-IŞ) prêt à signer tous les accords et conventions avec le patronat49, et en demandant la reconnaissance du syndicat Birleşik Metal (fédération de DISK/IndustriALL50).

2.2 Textile

Autre secteur industriel important en Turquie : le textile, avec environ 60 000 entreprises (majoritairement des PME) employant près de deux millions de personnes, exportant près de 65% de sa production51. Grâce à l’Union Douanière, il n’existe ni quotas ni barrière tarifaire entre l’UE et la Turquie dans le secteur textile. La Turquie est ainsi le deuxième fournisseur de vêtements maille de l'Union européenne (derrière la Chine)52. Mais la production pour le marché national prend de plus en plus d’importance face à la concurrence asiatique. Exemple de grande marque : LC Waïkiki. Entreprise française créée en 1988 sous le nom DDKA, rachetée en 1997 par la marque turque Tema Tekstil et présente désormais dans 37 pays avec 826 magasins (dans les pays d’Europe de l’Est, Asie centrale et Moyen-Orient). L’industrie textile turque produit aussi des vêtements pour les militaires, notamment les sociétés Sur International (avec une filiale basée au Soudan) et Barer Holding, une joint-venture entre le Qatar et la Turquie53.

Les conditions de travail sont très souvent difficiles et précaires, avec beaucoup de travail non-déclaré et de travail à la pièce. Plusieurs milliers d’ouvriers turcs sont atteints par la silicose. Cette maladie pulmonaire, bien connue des mineurs, s’est répandue suite à la confection de Jean’s délavés (technique du sablage) dans les années 1990 pour les grandes marques européennes et américaines. Les ouvriers travaillent au noir, 12 heures par jour, dans des ateliers clandestins sans protections adéquates. Cette pratique ayant été interdite en Turquie en 2009, la production s’est déplacée en Egypte ou au Bangladesh54.

2.3 Énergie

La moitié de la production d'énergie est assurée par les énergies fossiles (40,5% charbon, 8,5% pétrole, 1% gaz naturel), l'autre moitié par le renouvelable (22% éolien, géothermie et solaire, 18% hydroélectricité, 10% biomasse).

La consommation finale d'énergie en 2016 est : 38,3% pétrole, 22,2% gaz, 20,1% électricité, 12,9% charbon, 6,5 % solaire-géothermie-biomasse-éolien. La consommation finale par secteur est : 35,2% industrie, 27,1% transport, 21,2% résidentiel, 12,7% tertiaire, 3,9% agriculture.

Hydrocarbures :

Ces vingt dernières années, la demande énergétique primaire a doublé, du fait d’une augmentation de la population et d’une forte croissance économique par un accroissement de la production de biens et de services55. Comme la Turquie possède très peu de ressources d'hydrocarbures, elle est obligée d'importer :

  • du pétrole brut d'Irak (41% des importations), Iran (20%), Russie (11%), Arabie Saoudite (9%), Colombie et Kazakhstan (3%),
  • du gaz naturel de Russie (56% des importations), Iran (16%), Azerbaïdjan (11%), Algérie (8%), Qatar (4%), Nigeria (3%).

Cette dépendance aux importations pose de nombreux problèmes économiques et géopolitiques envers les pays fournisseurs56. La Turquie est une zone de transit, un carrefour entre les pays producteurs d'Asie centrale et du Proche-Orient, et les pays consommateurs d'Europe:

  • les détroits de Bosphore et des Dardanelles sont des points de passages très fréquentés par les méthaniers russes,
  • les oléoducs en provenance du kurdistan irakien et de Bakou en Azerbaïdjan (BTC) se terminent dans les raffineries et terminaux pétroliers de Ceyhan et Dörtyol, pour charger des bateaux en partance pour l'Europe de l'Ouest,
  • les gazoducs en provenance d'Iran, de Bakou (BTE, TANAP) et de Russie (Blue Stream et Turk Stream) passent par la Turquie pour ensuite partir vers la Grèce, l'Italie et la Bulgarie.

Carte des pipelines de Turquie
Carte des pipelines de Turquie (cliquer pour agrandir)

Sur les dix plus grosses entreprises turques, selon le chiffre d’affaires 2017, sept sont dans le secteur de l’énergie dont cinq dans les hydrocarbures57 :

NomSecteursCA 2017 en TLEmployésActionnaires majoritaires
TÜPRAŞ Hydrocarbures, raffineries (Batman, Izmir, Izmit, Kirrikale) transports, pétrochimie, stockage, commerce 53.948.110.000 5499 51 % Koç Holding
EPIAŞ Commerce de l’énergie58, société d’échange 41.168.719.116 173 30 % TEIAŞ (TSO)
30 % Borsa İstanbul (BIST)
40 % Market Participants
PETROL OFİSİ Hydrocarbures, transports, pétrochimie, stockage, commerce 40.847.704.263 850 Vitol
TÜRK HAVA YOLLARI Transport aérien 39.779.000.000 31510 49,1 % Etat turc
BOTAŞ Hydrocarbures, transports, pétrochimie, stockage (Dörtyol, Marmara Ereğlisi) commerce 33.470.283.174 2800 État turc
OPET Hydrocarbures, transports, pétrochimie, stockage, commerce 28.391.084.000 857 Koç Holding
FORD OTOMOTIV SANAYI Construction automobile 25.341.290.000 11501 38,5 % Koç Holding, 41 % Ford Motor
BIM Supermarché 24.779.408.000 40042 14,8 % Mustafa Latif Topbas
ARÇELIK Electroménager 20.840.613.000 30054 40,5 % Koç Holding, 17,6 % Burla Family
SHELL & TURCAS PETROL Hydrocarbures, transports, pétrochimie, stockage, commerce 19.567.578.000 716 5,66 % Turcas Petrol, 54,5 % Aksoy Holding
Électricité :

La production d'électricité est assurée à 67% par les énergies fossiles (charbon 29%, gaz 38%) et 25% par l'hydraulique. La consommation principale est pour l'industrie (47%), suivie du tertiaire (28%), résidentiel (22%), agriculture (2,5%) et transport (0,5%).

L'Etat turc possède de nombreux barrages dans l'est du pays. Les plus gros barrages, Atatürk et Karakaya, sont situés sur l'Euphrate. Ils s'inscrivent dans le projet de développement GAP (Güneydoğu Anadolu Projesi – Projet d'Anatolie du Sud-Est59) initié en 1977 afin d'augmenter les surfaces agricoles irriguées et la production d'électricité renouvelable pour réduire la dépendance aux importations. D'un point de vue stratégique, ce projet sert le développement des infrastructures de transports, des industries via des zones économiques spéciales et des zones franches. Il sert aussi à intégrer de force une bonne partie du prolétariat kurde dans le marché, dans un but d'exploitation de la force de travail à moindre coûts, de pacification sociale avec des programmes sociaux plus ou moins bien appliqués, et de contrôle des territoires par une présence policière accrue sous prétexte de guerre avec le PKK et le PYD à la frontière syrienne.

Carte des barrages de Turquie
Carte des barrages de Turquie (cliquer pour agrandir)

Pour diminuer la dépendance aux hydrocarbures dans la production d'électricité, le gouvernement Erdoğan a donné le coup d'envoi en mars 2018 de la construction de la première centrale nucléaire à Akkuyu par l'entreprise russe Rosatom. Elle sera opérationnelle en 2023 et devrait satisfaire 10% de la demande en électricité du pays60. Reste à savoir qui fournira l'uranium nécessaire ?

2.4 Mines et carrières

La Turquie possède de nombreux minerais, dont les principaux exploités sont : le charbon (utilisé dans l’industrie lourde et la production d’énergie), le fer, le cuivre, le chrome, l’or, l’aluminium, le bore (63 % des réserves mondiales prouvées), la perlite, la lignite (8ème producteur mondial) et la bentonite. Elle possède aussi d’énormes carrières de marbre blanc (Iznik), d’argile, de calcaire et de silice. L’industrie minière se concentre principalement dans le quart nord-ouest et le sud du pays. L’État s’est doté d’un organisme de prospection et de recherche, le MTA (Maden Tetkik Arama), équivalent du BRGM en France, afin de répertorier toutes les ressources minières disponibles.

Carte des zones industrielles de Turquie
Carte des zones industrielles de Turquie (cliquer pour agrandir)

Ce secteur emploie environ 100 000 personnes dans plus de 2000 entreprises. Les plus importantes sont :

Nom Création Secteur Employés Sites Actionnaires majoritaires
Adana Çimento 1954 Ciment 341 Adana, Iskenderun OYAK 41,4 %
Bolu Çimento 1968 Ciment 356 Ereğli, Ankara OYAK 50 %, Ismail Tarman 20,1 %
Erdemir 1967 Fer, sidérurgie 4559 Istanbul, Ereğli, Zonguldak, Iskenderun OYAK 49,3 %, ArcelorMittal 12,1 %
EtiMaden 1993 Mines et carrières, bore, aluminium, cuivre, chrome 3874 Ankara, Balikesir, Eskisehir, Kütahya, Istanbul État turc
Isdemir 1970 Fer, sidérurgie 6000 Iskenderun Erdemir 94,9 %
Izdemir 1975 Fer, sidérurgie 1174 Aliağa, Izmir Şahin Koç Çelik Sanayi 58,1 %, Halil Şahin 14,8 %

Le 13 mai 2014, une explosion dans une mine de Soma fait 301 morts61. La négligence de la sécurité au profit de la rentabilité est la cause du drame qui engendrera les jours suivants des manifestations dans tout le pays contre le gouvernement Erdogan, et une grève générale de 24h à l’appel des syndicats KESK et DISK. La mine avait été privatisée en 2005 et le gouvernement avait refusé trois mois avant l’accident de former une commission de sécurité demandée par les partis d’opposition sur l’état des mines en Turquie. Les accidents miniers sont fréquents et chaque année des dizaines d’ouvriers meurent à cause des conditions de travail dangereuses62.

3. Tourisme

Le développement du tourisme de masse a commencé dans les années 2000, passant de huit millions d’entrées en 2000 à 41 millions en 2014, année la plus forte classant la Turquie en 6ème position des pays les plus visités. La guerre en Syrie, les attentats de 2015 et le coup d’état raté de juillet 2016 ont fait chuter la fréquentation à 25 millions pour l’année 2016.
En 2017, la Turquie est la dixième destination touristique mondiale avec 32 millions d’entrées. Antalya et Istanbul restent parmi les dix villes les plus visitées au monde. Le chiffre d'affaire de l'industrie du tourisme de la même année est de 26 millions de dollars63. Ce secteur emploie en 2015 888579 personnes, en majorité des hommes jeunes64.
Les touristes viennent principalement de Russie, Allemagne, Iran, Géorgie, Bulgarie, Royaume-Uni, Ukraine, Irak, Pays-Bas, Azerbaïdjan ; globalement des pays voisins, pour l’attrait des plages des côtes méditerranéennes et égéennes avec des stations balnéaires modernes (Izmir, Çeşme, Bodrum, Marmaris, Fethiye, Antalya, Alanya...), pour la richesse du patrimoine culturel (Istanbul, sites antiques grecs et sites religieux...) et naturel (Cappadoce, Pamukkale…)65.

Un tourisme d’affaires s’est aussi développé en lien avec une forte croissance économique depuis les années 2000. En premier lieu à Istanbul, Izmir et Ankara, les trois villes les plus importantes économiquement, mais de nouveaux hôtels et centre d’affaires se sont construits dans des villes comme Konya, Adana et Gaziantep.
Le tourisme au niveau national se développe lentement du fait d’une forte inflation. Traditionnellement réservés aux bourgeois et gens aisés, des lieux de vacances hors des grandes villes sont désormais prisés par les prolétaires citadins turcs.

Des multinationales du tourisme sont présentes en Turquie : le groupe Accor Hôtels possède 48 établissements dont 25 à Istanbul, le Club Med est présent sur trois sites au bord de la Méditerranée près de Bodrum et Antalya.

Carte du tourisme en Turquie
Zones touristiques et patrimoine culturel en Turquie (cliquer pour agrandir)

4. Transports

La principale compagnie aérienne est Turkish Airlines (Türk Hava Yollari), entreprise historique créée en 1933 au début de la République, employant désormais 31510 personnes et privatisée en 2005 à hauteur de 50,9 %. Elle fait partie de Star Alliance et possède plus de 300 appareils Airbus et Boeing.
En 2018 a été inauguré le nouvel aéroport d’Istanbul avec une capacité prévue de 150 millions de passagers par an en 2030. Il vient en remplacement de l’aéroport Atatürk devenu trop petit. Il fait partie des projets de grands travaux voulus par Erdoğan et son parti. Mais cela s’est fait bien évidemment au détriment du prolétariat et de l’environnement. Ce projet pharaonique a été réalisé en quatre ans seulement, grâce aux 30 000 salariés travaillant 24h/24 et 7 jours sur 7. Le quotidien Cumhuriyet affirme que 400 ouvriers sont morts durant le chantier66. Les entreprises de construction et le consortium IGA gestionnaire du site quant à eux s’en mettent plein les poches.

Ports et aéroports de Turquie
Ports et aéroports de Turquie (cliquer pour agrandir)

La Turquie possède de nombreux aéroports. Les déplacements domestiques se font beaucoup en avion étant donné la taille du pays et aussi en car. Les transports de marchandises se font majoritairement en camion. Ces dix dernières années ont vu le développement des autoroutes et des LGV pour faciliter les flux économiques. Les routes nationales ont toutes été transformées en 2x2 voies. Les ports de marchandises se sont agrandis pour accueillir les portes-conteneurs venus d’Europe de l’Ouest, d’Amérique et d’Asie.

Carte du réseau ferré de Turquie
Carte du réseau ferré de Turquie (cliquer pour agrandir)

Des projets d’autoroutes ont vu le jour mais sont très chers à mettre en œuvre étant donné la géographie montagneuse du pays. L’État a recours désormais au BOT (Build-Operate-Transfer) : des entreprises privées construisent et gèrent les autoroutes pendant une période donnée avant de les rétrocéder à l’État. Des partenariats public-privé sont aussi utilisés pour la construction des LGV.

Carte des autoroutes de Turquie
Carte des autoroutes de Turquie (cliquer pour agrandir)

5. Banques

Les principales banques en Turquie sont :

NomCréationCapitalisation 2017 (en Euros)Employés en 2017Actionnaires majoritaires
Ziraat Bankasi186396 174 millions24554Etat 51 %
Türkiye İş Bankası192480 246 millions24868Isbank Pension Fund 40,5 %
CHP 28,1 %
Garanti Bank194672 026 millions18850Banco Bilbao Vizcaya Argentaria 49,9 %
Akbank194869 988 millions13884Sabanci Holding 48,9 %
Halk Bankası193867 623 millions17851Etat 51,1 %
Yapi ve Kredi Bankasi194465 953 millions17944Koç Holding 81,9 %
VakıfBank195459 921 millions16097General Directorate of Foundations 58,5 %
FinansBank198727 872 millions12007Qatar National Bank 100 %
DenizBank199726 807 millions12257Sberbank Russia 100 %
Türk Ekonomi Bankasi192718 992 millions9464TEB Holding 55 %
BNP Paribas 45 %
ING Bank198411 711 millions4935ING 100 %

La plupart des grosses banques ont leur siège dans le quartier d’affaires Levent à Istanbul, capitale économique et financière. Toutes les banques turques pratiquent le offshore, l’évasion fiscale, particulièrement aux Îles Caïmans67.

Analyse globale

En un siècle, la Turquie est passée de la contre-révolution autoritaire et bureaucratique d’Atatürk, à la contre-révolution libérale d’Erdogan. La première a mis en place un État tutélaire, détenant la vérité et tous les pouvoirs, fondé sur les principes kémalistes : nationalisme, laïcisme, militarisme, autosuffisance économique. Mustafa Kemal s’est inspiré du fascisme italien, du bolchevisme et des jacobins pour unifier et développer les restes de l’empire Ottoman. L’AKP et Erdogan, détenant lui aussi la vérité et désormais tous les pouvoirs, s’attachent depuis 17 ans, à démanteler l’État kémaliste, à privatiser les services publics au profit des entreprises privées, des ONG et d’une décentralisation de l’ancien système jacobin, pour servir un clientélisme local : à savoir ses copains du parti et les patrons qui le soutiennent composant la nouvelle bourgeoisie islamique68. Le basculement a commencé après le coup d’État de 1980. La politique économique nationaliste de substitution des importations s’est transformée en une production tournée vers l’exportation, à travers une libéralisation progressive de tous les secteurs et une perte des droits sociaux des travailleurs. L’objectif est d’intégrer la Turquie au marché mondial en faisant face à la concurrence selon les lois du FMI. Cela se traduit en plusieurs processus :

1. des recompositions des classes sociales

  • la vieille bourgeoisie kémaliste représentée par la TÜSIAD, encore aujourd’hui très puissante, a vu émerger une nouvelle bourgeoisie islamique issue des PME anatoliennes, représentée par la MÜSIAD, développée grâce à l’ouverture économique mondiale. Cette dernière a répandu dans la population des concepts issus d’un mélange entre le conservatisme social et le libéralisme économique. L’ouverture de nouveaux marchés nationaux et internationaux par ces capitalistes promeut une consommation islamique aux couleurs identitaires.
  • une lutte entre fractions de la bourgeoisie, avec d’un côté l’AKP (et les patrons des TÜSIAD et MÜSIAD), de l’autre la mouvance Gülen (et la TUSKON) ; pour la réappropriation et le partage des marchés ; pour le contrôle hégémonique des institutions politiques, des réseaux économiques et sociaux. Le point d’orgue de cette guerre a été le coup d’État raté de juillet 2016 avec la défaite du clan Gülen.
  • l’exploitation du prolétariat et de sa force de travail, par l’augmentation de la productivité, en remplaçant, d’une part, le capital constant (les machines) avec l’aide des crédits et des investissements massifs et, d’autre part, en écrasant le capital variable (les salaires) par les privatisations (baisse de salaires, perte de droits donc de salaire différé), le recours à la sous-traitance (travail non-déclaré, informel) et l’allongement de la durée de cotisation. Les augmentations annuelles du salaire minimum ne doivent pas nous induire en erreur, elles ne permettent pas de rattraper une inflation galopante.

2. des privatisations de masse69

Le processus de privatisation des entreprises publiques a commencé après le coup d’état de 1980. L’adoption par la junte militaire de mesures d’ajustements structurels promues par le FMI, marque une rupture avec le kémalisme (étatisme) des périodes précédentes. Dans les premières décennies de la République turque, la plupart des entreprises appartiennent à l’Etat ou ont une partie de leur capital public.

En 1986, le gouvernement Özal (ANAP/centre doit) demande un rapport d’évaluation stratégique (Master Plan) des entreprises publiques à la banque d’affaires américaine JP Morgan, en vue de présenter l’État comme le principal obstacle au développement économique afin de justifier idéologiquement la nécessité des privatisations. Il s’agissait de mettre en place le mythe d’une démocratisation par le marché, avec des prix d’actions accessibles au plus grand nombre. En 1994, l’État turc s’est doté d’une administration de la privatisation (OIB) dont le rôle est de gérer les processus et de lancer les appels d’offres.

Jusqu’au début des années 2000, les liens organiques et historiques du secteur privé turc avec l’État vont freiner le programme initial des ventes d’entreprises publiques. Sous des prétextes nationalistes, un bloc souverainiste étatiste, composé de partis et syndicats de tous bords, vont s’opposer aux privatisations par peur des capitaux étrangers. Mais l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 va permettre de rattraper le retard. Le programme de privatisation entre 1985 et 2009 a rapporté plus de 38 milliards de dollars dont 29 milliards de 2005 à 2009. L’AKP a épousé les réformes voulues par le FMI à la suite de la crise économique de 2001, mis fin à plus de dix ans de coalitions politiques instables, et permis une accumulation primitive sans précédent (économie de pillage) au profit des patronats historiques (TÜSIAD) et émergents (MÜSIAD). Toutes les entreprises publiques ont été totalement ou en partie privatisées, avec à chaque fois des luttes des travailleurs70.

3. des inégalités sociales et géographiques

« Si la partie ouest du pays, depuis Istanbul jusqu’à Antalya, est industrialisée, dotée d’infrastructures de développement, de nombreux villages d’Anatolie centrale ou du sud-est du pays attestent en revanche de divers retards en matière d’équipement, de moyens de communication et de transport. Sur le plan économique, si la Turquie reste compétitive dans le secteur du textile-habillement malgré la poussée de la concurrence chinoise, si elle exporte de plus en plus d’automobiles, de téléviseurs ou autres appareils ménagers vers l’Union européenne (UE) malgré la concurrence coréenne, son agriculture qui employait récemment près d’un tiers de la population active reste globalement peu compétitive. Sur le plan du développement humain, en matière d’éducation, de santé ou d’espérance de vie, il existe de très fortes disparités entre les sexes, les classes d’âge, les catégories socioprofessionnelles, les zones urbaines et les zones rurales, etc. »71

Depuis 1980, la population urbaine est passée de 35 à 75 %, en lien avec le déplacement de la force de travail du secteur primaire vers les deux autres. Un exode rural massif qui a contribué à créer de grandes agglomérations : Istanbul est passée de 4,7 millions à 15 millions d’habitants, Ankara de 2 à 5,3 millions, Adana de 575 000 à 2,2 millions, etc., offrant aux patrons du secteur de la construction de nombreux marchés fructueux. Des millions d’ouvriers agricoles sont, sur une ou deux générations, devenus des employés des secteurs secondaire et tertiaire. La transition démographique et économique de la Turquie se fait, comme ce fut le cas en Europe de l’Ouest, par une accumulation primitive :

  • l’augmentation de la productivité agricole depuis la Seconde guerre mondiale, couplée au changement de politique économique suite au coup d’État de 1980 (passage du kémalisme au libéralisme, intégration au marché mondial), a envoyé des paysans vers les villes, ce qui constitue une main d’œuvre peu qualifiée et rentable pour les autres secteurs ;
  • la mise en place des conditions d’exploitation capitaliste dans des régions éloignées des centres d’accumulation traditionnelle (Istanbul-Bursa-Izmir), par le biais des zones franches, des zones économiques spéciales, du projet GAP, des tigres anatoliens comme Konya et Kayseri ;
  • une guerre de classe permanente au profit d’une bourgeoisie autoritaire pour criminaliser les mouvements sociaux, les luttes des prolétaires dans les entreprises, en utilisant la violence de la police et de l’armée, la répression institutionnelle.
Tableau comparatif, évolution de la Turquie
Années 1980 2000 2018
Population totale 44 millions 64 millions 82 millions
Population urbaine 35 % 57 % 75%
Répartition sectorielle de l'emploi Primaire 54 %
Secondaire 15 %
Tertiaire 31 %
Primaire 36 %
Secondaire 18 %
Tertiaire 46 %
Primaire 20 %
Secondaire 27 %
Tertiaire 53 %
PIB 68 millards $ 273 milliards $ 850 milliards $
Taux de chômage 8,6 % 7 % 11 %

La situation turque pourrait être comparée aux autres pays appelés « nouveau pays industrialisés » (NPI), en particulier l’Indonésie et le Mexique. Des pays en périphérie des grands centres d’accumulation du capital (la triade États-Unis, Europe, Chine-Japon) ayant ces caractéristiques :

  • un secteur primaire constitué de PME familiales, tourné initialement vers la consommation nationale, avec des productions exportatrices de pointe (noisettes et fruits secs en Turquie ; avocats et maïs au Mexique ; huile de palme et caoutchouc en Indonésie),
  • une production industrielle de sous-traitance pour les grandes firmes mondiales, grâce à un écrasement du prolétariat générant des surprofits conséquents,
  • des inégalités très fortes entre les revenus, le pouvoir d’achat des classes,
  • la fin de leur transition démographique prévue pour la deuxième moitié du 21ème siècle dans les conditions actuelles d’exploitation,
  • détenteurs d’une forte dette privée, qui engendre de l’instabilité récurrente sur les marchés et une baisse tendancielle des investissements dans la production au profit du capital fictif,
  • une croissance ralentie ces dernières années, associée à une forte inflation72.

4. un rôle de carrefour

La Turquie est un carrefour historique des migrations et des civilisations humaines depuis le paléolithique et, désormais, un carrefour stratégique entre l’Europe et l’Asie :

  • tournée vers l’Europe et les États-Unis depuis la création de la République, l’AKP a délaissé en partie ses vieilles relations économiques pour se tourner vers la Russie, l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique ; et intégré la nouvelle route de la soie promue par la Chine, en tant que puissance économique et diplomatique régionale,
  • une zone de transit des hydrocarbures entre, d’un côté, la Russie, l’Asie-Centrale, l’Iran, l’Irak ; et, de l’autre, l’Europe. Une zone de transit des tankers vers les ports ukrainiens et russes via les détroits des Dardanelles et du Bosphore,
  • un rôle de château d’eau du Proche-Orient, les nombreux barrages sur le Tigre et l’Euphrate limitant l’eau douce disponible pour la Syrie et l’Irak,
  • une plaque tournante des trafics de drogue et d’armes pour les gouvernements et les mafias, entre le Moyen-Orient, les pays du Caucase et l’Europe de l’Est,
  • une zone tampon pour les réfugiés syriens, irakiens, afghans fuyant les guerres et la misère en direction de l’Europe,
  • un avant-poste de l’OTAN au Proche-Orient avec trois bases américaines à Izmir, Adana (Inçirlik) et Ankara.

Bibliographie

Notes :

[15] Voir notre article « L’AKP et Erdogan le sultan » https://garap.org/communiques/communique56.php

[17] M. Bazin & S. de Tapia, « La Turquie : géographie d’une puissance émergente », P131.

[18] À Paşabahçe, quartier d'Istanbul situé dans l'arrondissement de Beykoz, se trouvait la première usine de l'industrie du verre turque. Le Maden-İş (Syndicat des ouvriers de la métallurgie), le Lastik-İş (Syndicat des ouvriers du caoutchouc) et le Basın-İş (Syndicat des métiers graphiques), quittèrent la Confédération TURK-IŞ et, avec la participation du syndicat indépendant Gıda-İş, (Syndicat des ouvriers de l'alimentation) fondèrent une nouvelle confédération ouvrière - le DİSK – à la suite d’une longue grève des ouvriers de l’usine de verrerie Paşabahçe en 1966.

[22] Tableau inspiré de l’article de Cem Özatalay « Du corporatisme étatique au néo-libéralisme communautaire : la transformation de l’État et des relations professionnelles dans la Turquie contemporaine ».

[24] Le 3 novembre 1996, un accident de la circulation est survenu près de la ville de Susurluk dans le nord-ouest du pays. Deux corps sans vie avaient été retirés de la Mercedes renversée : celui d’Abdullah Çatli, militant d’extrême droite des Loups Gris recherché de longue date pour assassinats et celui de Hüseyin Kocadağ, un haut officier des forces de sécurité, fondateur des troupes de police contre-révolutionnaire qui agissaient dans le sud-est. Les deux autres victimes grièvement blessées, étaient un chef de garde d’un village kurde et Sedat Bucak, député membre du DYP (devenu DP). Les quatre hommes transportaient un arsenal important qui manquait aux inventaires de la police. Cet accident a ainsi mis en évidence les relations entre les mafias, les forces de sécurité et les hommes politiques.

[25] Ayşen Uysal, « Visage visible de l’État. Police et son savoir-faire »

[26] La peine de mort avait été abolie pour satisfaire aux critères d’entrée dans l’Union Européenne.

[28] Le panturquisme est une idéologie nationaliste née au 19ème siècle dans le déclin de l’empire Ottoman, cherchant à renforcer et unifier les liens entre les peuples turcophones. L’histoire nationale, développée par Mustafa Kemal, au début de la République, veut ancrer les turcs dans un mythe fondateur : les Göktürk ou « Turcs célestes », originaire de la vallée de l’Orkhon, en Mongolie, auraient conquis l’Anatolie. Ces mythes s’accompagnent de discours narcissiques racistes prônant la supériorité des turcs censés être plus forts et plus intelligents que les autres. Les Loups Gris se référent à la légende d’Ergenekon, lieu imaginaire d’où seraient originaires les Turcs célestes. Ce mythe raconte que les turcs ont pour ancêtre un enfant abandonné, recueilli par une louve.

[29] Le MHP compterait 483000 adhérents en 2018.

[30] Le MHP est présent à la Grande Assemblée Nationale avec 50 députés (sur 600). Voir aussi les élections locales
https://en.wikipedia.org/wiki/2014_Turkish_local_elections

[31] Armée secrète du réseau Stay-behind à l’initiative de l’OTAN pour contrer la « menace soviétique » en Europe dans le contexte de la guerre froide.

[32] Voir le texte de la constitution article 2 et 24 sur http://mjp.univ-perp.fr/constit/tr1982.htm

[34] Voir notre communiqué « La famille, berceau du capital » https://garap.org/communiques/communique63.php

[37] La Turquie est le 6ème producteur de coton au monde

[43] À ne pas confondre avec l'entreprise suisse Migros du même nom https://www.migroskurumsal.com/

[53] Voir l’article sur les voyages de Benalla en Afrique avec une délégation turque : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/alexandre-benalla-les-coulisses-de-ses-voyages-en-afrique_2055139.html

[68] Yankaya Dilek, « La nouvelle bourgeoisie islamique » http://journals.openedition.org/emam/1281 et « Un conflit patronal et ses enjeux culturels : la bourgeoisie laïque versus la bourgeoisie islamique en Turquie » ; ESI, « Les Calvinistes Islamiques » http://www.esiweb.org/pdf/esi_document_id_72.pdf

[69] « Privatisations de masse en Turquie (1980-2005) : limites et ambivalence de l’UE » de Anouck Corte-Réal-Pinto

[71] « La Turquie au carrefour des pays en développement, émergents et industrialisés », Jean-Claude Vérez
https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2008-2-page-281.htm

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